Ce document est une contribution conjointe de la CES et de l'ETUI à l'occasion du décès de Jacques Delors.
“Jacques Delors a déclaré que le dialogue social est "l'un des fondements d'une société démocratique". Notre retour à Val Duchesse aujourd'hui, 39 ans après le premier sommet des partenaires sociaux de Val Duchesse, ne pourrait être plus opportun. Il est aujourd'hui nécessaire que les partenaires sociaux et les institutions européennes renouvellent leur engagement commun en faveur du dialogue social. Le dialogue social est un élément clé de notre démocratie et doit être sauvegardé et renforcé. Nous devons revenir à la vision d'une Europe sociale que Delors a exposée à Val Duchesse il y a 39 ans aujourd'hui. Cela peut et doit être le moment où nous commençons à remettre le dialogue social européen sur les rails”.
Esther Lynch, secrétaire générale de la Confédération européenne des syndicats
En 1985, la Communauté économique européenne est engluée dans ce qu’on a appelé l’eurosclérose. À son arrivée à Bruxelles, Jacques Delors se donne pour objectif de relancer le projet européen. Il enclenche une nouvelle dynamique politique. Pour cette raison, certains commentateurs parlent de la période 1985-1995 comme d’un « âge d’or ». Mais c’est oublier que le contexte de l’époque n’était pas si rose : stagnation économique, chômage, inégalités croissantes. La situation politique était tendue, en particulier avec le très conservateur gouvernement britannique de Mme Thatcher. Les relations avec le monde syndical n’étaient pas au beau fixe : la CES s’opposait depuis des années aux politiques de plus en plus libérales de l’Europe et en appelait à des politiques volontaristes de relance et d’emploi.
Dans ce contexte difficile, l’image d’un Jacques Delors providentiel relançant le projet européen par quelques formules magiques est plutôt approximative. Sur la base de témoignages des dirigeants syndicaux de l’époque[1], on peut retenir quatre mots-clés qui ont marqué cette période particulière. Ces mots sont : stratégie, audace et vision. Le quatrième étant « alchimie », car il est vrai que les circonstances de l’arrivée de Delors à Bruxelles sont particulièrement favorables.
L'alchimie
Lorsque Delors arrive à Bruxelles en 1985, l’un des Secrétaires confédéraux de la CES est François Staedelin (1928-1991), un ancien de la confédération française CFDT. En réalité, « François Staedelin connaissait parfaitement Jacques Delors. Ce dernier avait aussi été militant CFDT. Il avait dirigé son bureau d'études », explique Jean Lapeyre. Les deux hommes « étaient de la même génération ; il y avait entre eux une connivence naturelle. Pas besoin de s'expliquer longuement ». Staedelin est présent au premier Sommet social de Val-Duchesse du 31 janvier 1985 où sont conviés les partenaires sociaux.
Lorsque Staedelin se retire de la CES, en 1986, c’est Jean Lapeyre qui lui succède, un ancien souffleur de verre industriel qui a lui aussi gravi les échelons à la CFDT. « Je connaissais Jacques Delors du temps de la CFDT. C’était plus facile dans les rapports : Delors est toujours resté en contact avec le syndicat, avec Edmond Maire et Jacques Chérèque, dont il était un grand ami ». Les relations développées par Staedelin avec la Direction des Affaires sociales de la Commission et avec le Directeur général de l'époque, Jean Degimbe, et son second Carlo Savoini, sont bien établies. Un Jean Degimbe très engagé socialement en Belgique, et un Carlo Savoini dirigeant syndical à la CISL italienne. À l’arrivée de Lapeyre à Bruxelles, il connaît déjà tous ces gens-là. « Donc tout s'emboîte », se rappelle-t-il. « C'est là où je dis parfois que c'est un peu miraculeux. C’est une chance incroyable d'avoir un président avec une Commission qui le suit là-dessus, avec la Commissaire des Affaires sociales Vasso Papandréou, qui a l'intelligence de jouer la même stratégie. C'est une période d'alignement des étoiles : on a les bonnes personnes, au bon endroit, au bon moment ». Le charisme de Jacques Delors vient couronner cette alchimie.
La stratégie
La stratégie de Delors est d’achever le marché intérieur européen en impliquant les partenaires sociaux dans sa dimension sociale, en particulier dans le dialogue social. À l’issue de la rencontre de Val-Duchesse, des groupes de travail UNICE-CES-CEEP sont mis en place. Selon Lapeyre, « sur ces perspectives de (pré-) dialogue social, le patronat qui jusqu'à présent se refusait à toute évolution a du mal à résister ».
Dès 1985, Delors publie son Livre Blanc sur l’achèvement du marché intérieur européen[2]. Celui-ci va donner lieu à l’Acte unique européen, avalisé par le gouvernement de Mme Thatcher qui est intéressée par la perspective du marché unique. Mais l’Acte unique, c’est aussi la majorité qualifiée dans le domaine social. Ce qui permettra à la Commission de développer progressivement un véritable programme législatif englobant les questions de santé et sécurité au travail, mais aussi l’organisation du travail y compris, plus tard, la question du temps de travail. Tout à coup, dit Jean Lapeyre, « un nouvel espace s’ouvre. Et pour ne pas subir cette législation sociale qui arrive, les employeurs vont dire à la Commission : ‘Arrêtez ! Ça, c'est un sujet pour les partenaires sociaux, on va en discuter !’ ». Tom Jenkins décrit « un système permettant de faire progresser le dialogue social et de faire pression sur les employeurs pour qu'ils concluent un accord avec les syndicats, parce que si ce n'est pas le cas, la Commission dit : "Eh bien, si vous n'êtes pas d'accord, nous ferons une proposition de directive” ». Cela, c’est la stratégie…
L’audace
Jacques Delors a besoin de se trouver de nouveaux alliés. Audace suprême, ce socialiste va les chercher au Royaume-Uni, dans un pays où le gouvernement est conservateur, où l’opposition du Labour est contre le projet européen, et où le syndicat national TUC est eurosceptique : « Le TUC était plutôt anti-européen dans les résolutions que notre congrès adoptait année après année », rappelle Jenkins. Mais Delors parvient à faire adopter l’Acte unique et le projet 1992 de marché intérieur en soulignant la nécessité d'y intégrer une dimension sociale. Gloria Mills se remémore: « Nous nous sommes dit : "En tant que syndicalistes, nous devons nous impliquer dans cette affaire". Cela signifie que nous avons passé beaucoup de temps à examiner les plans de Jacques Delors. Il avait un très bon bilan en France, même s'il avait imposé des mesures d'austérité. À l'époque, nous considérions Jacques Delors comme quelqu'un qui avait une vision permettant d'améliorer le niveau de vie des travailleurs au-delà des frontières, de lutter contre les inégalités et de rééquilibrer les relations de pouvoir avec les employeurs ».
En 1988, Delors s’invite au Congrès du TUC à Bournemouth. John Monks, alors Secrétaire général adjoint, assiste à son discours. « Oui, j'étais à ce congrès. Je chantais "Frère Jacques", et nous étions tous enthousiasmés par son discours. C'est un grand congrès, et l'atmosphère était absolument électrique. Le discours de Delors a marqué un tournant pour le TUC. En raison de la réaction hostile de Mme Thatcher, il est devenu encore plus un héros pour nous. Parce qu'il était notre ami qui venait à la rescousse ». Et Tom Jenkins d’expliquer : « Nous avons rédigé un rapport sur le projet de 1992 intitulé Maximiser les avantages et minimiser les coûts, et une résolution qui a fondamentalement fait basculer la position du TUC sur l'Europe ». Pour John Monks, « ce que nous attendions des suites du discours de Delors, c'était une négociation collective au niveau européen ». L’impact du retournement du TUC est aussi politique : « La conférence du parti travailliste a toujours lieu trois ou quatre semaines après celle du TUC. Et la conférence du parti a suivi la ligne du TUC », souligne Jenkins. C’est donc à une reconfiguration politique que l’on assiste depuis Bournemouth. Aux yeux de Mme Thatcher, c’est une provocation ! « Elle déclare : "Je ne veux pas que cet homme introduise le socialisme depuis Bruxelles" », se rappelle Monks. « Trois semaines plus tard, elle va au Collège de Bruges et prononce un discours anti-européen, très hostile à toute politique sociale ». Mais Delors avait gagné ses nouveaux alliés.
La vision
En 1991, Emilio Gabaglio est élu Secrétaire général de la CES. Nous sommes alors en pleine préparation du futur traité de Maastricht. Jacques Delors encourage les partenaires sociaux à rédiger une contribution conjointe sur le développement du dialogue social, pour l’intégrer dans le traité. Gabaglio se souvient : « Au Congrès de la CES de 1991, Delors nous dit : ‘Dépêchez-vous de trouver un accord avec les employeurs ! Maastricht approche, il faut conclure !’ Le patronat traînait des pieds, on n'avait pas de résultats ». Mais sous les encouragements de Delors, un accord est finalement conclu le 31 octobre 1991. « Avec cet accord, repris dans le protocole social du traité de Maastricht, on structure une dynamique de dialogue social avec une dimension conventionnelle. Depuis toujours, je suis convaincu que s'il n'y a pas de contrat, il n'y a pas de syndicat. J'avais donc en tête qu'il fallait absolument développer une logique de relations industrielles sur des bases contractuelles. C'était pour la CES un changement très important dans son profil et dans son rôle ».
Outre le dialogue social, le président de la Commission est préoccupé par les problèmes croissants de pauvreté et d’exclusion sociale. « Jusque-là, cette préoccupation n'existait pas du tout à la Commission européenne », se rappelle Jean Lapeyre. Et Delors va créer une Unité sur l'exclusion sociale, avec à sa tête Odile Quintin, qui deviendra plus tard Directrice des Affaires sociales. Pour la CES, c’est l'occasion de réaffirmer que « les syndicats doivent être des acteurs de cette stratégie de lutte contre l’exclusion sociale. C’est à partir de ce moment qu’on a commencé à travailler sur le projet de ‘l'Europe de la Grande Solidarité’ avec des associations de sans-abri, de lutte contre la pauvreté. À l'époque, c’était tout à fait novateur. »
Autre contribution majeure de Jacques Delors : le Livre blanc « Croissance, compétitivité et emploi »[3]. Pour Gabaglio, ce Livre blanc, « c'était un peu son héritage. La CES avait salué ce document comme un pas en avant très important pour l’Europe. On y abordait les thèmes de la croissance, de l'emploi, des conséquences sur les plans de la structuration politique, de la gouvernance européenne… Mais j'ai eu vite l'impression que finalement, il n'y avait pas dans les États membres beaucoup d'attention pour cette importante avancée ». Selon Maria-Helena André, « les réponses que le mouvement syndical a données à l'époque au Livre blanc étaient positives, toujours avec la réserve qu'on ne pouvait pas traiter la politique économique de la même manière que la politique sociale, et que la grande priorité était la création d'emplois. Je pense que nous avons probablement commencé à introduire à ce moment-là, au cours de ces conversations, l'idée que, oui, nous avons besoin de plus d'emplois, mais que cela ne suffit pas. Il faut que les emplois créés soient de qualité. Nous devons respecter les droits des travailleurs, et nous devons étendre ces droits dans le contexte des défis à relever ».
Dialogue social, marché intérieur, emploi, lutte contre l’exclusion sociale: « Jacques Delors, à mon sens, était un véritable visionnaire », dit Reiner Hoffmann. « Il a donné un nouveau souffle à l'intégration européenne. Et ce n'est pas seulement le marché unique, qui était important, mais Delors était presque sûr que le marché unique seul ne fonctionnerait pas. Il avait besoin d'une dimension sociale, et l'une des contributions les plus importantes de Delors a donc été de créer un dialogue social. C'était assez impressionnant de voir l'énergie qu'il déployait pour faire avancer ce projet ».
Épilogue
« Si le président de la Commission ne sait pas où il veut aller, n'indique pas une direction, cela n’aboutit à rien. Delors était entouré de personnalités exceptionnelles : son conseiller social Patrick Venturini, son conseiller juridique François Lamoureux, son directeur de cabinet Pascal Lamy… Tous ces gens-là étaient derrière un homme qui avait une vision et une stratégie. Ils savaient qu'ils contribuaient à mettre en route un projet, à le mettre en œuvre et le développer», souligne Jean Lapeyre.
« Nous avions une Commission européenne qui comprenait et acceptait vraiment le fait que le mouvement syndical devait participer à la construction d'une Europe plus intégrée et meilleure », conclut Maria-Helena André. « Je ne dis pas que cela s'est reflété dans la pratique au cours des années qui ont suivi, mais à ce moment-là, il y avait un nouveau monde d'opportunités. Nous disposions d'un ensemble de politiques qui, si elles avaient été bien mises en œuvre et s'il y avait eu plus de volonté politique, aurait rendu l'Europe meilleure que ce qu'elle est ».
Remerciements particuliers à Emilio Gabaglio (Secrétaire général de la CES de 1991 à 2003), à John Monks (TUC et Secrétaire général de la CES de 2003 à 2011), à Jean Lapeyre (Secrétaire confédéral de la CES de 1986 à 1991, puis Secrétaire général adjoint de 1991 à 2003), à Tom Jenkins (Conseiller principal du secrétaire général de 2003 à 2015), à Maria-Helena André (Secrétaire confédérale de la CES de 1992 à 2003, puis Secrétaire générale adjointe de 2003 à 2009), à Reiner Hoffmann (Secrétaire général adjoint de la CES de 2003 à 2009), et à Gloria Mills (Unison, TUC et Présidente du Comité Femmes de la CES depuis 2015).
[1] Projet d’histoire orale mené par l’Institut syndical européen (ETUI) entre 2022 et 2023, à l’occasion duquel ont été interrogés les anciens dirigeants de la CES. Interviews réalisées par Christophe Degryse, Philippe Pochet et Sigfrido Ramirez Perez.
[2] https://eur-lex.europa.eu/legal-content/FR/ALL/?uri=CELEX%3A51985DC0310
[3] « Croissance, compétitivité et emploi. Les défis et les pistes pour entrer dans le XXIe siècle: Livre blanc », Commission européenne, 1994.