Les conditions de la liberté de circulation : Plus de protection des travailleurs et une concurrence loyale

Bruxelles, 28/04/2009

Introduction

A l’occasion de l’élargissement du 1er mai 2004, 12 des 15 « anciens » États membres ont introduit des mesures transitoires, tandis que certains nouveaux États membres ont, en réaction, appliqué les mesures sur la base de la réciprocité. Avant le 1er mai 2009, le Conseil devra revoir le fonctionnement des dispositions transitoires sur la base d’un rapport de la Commission. Ce rapport a été publié en novembre 2008. Entre-temps, seuls quatre « anciens » États membres (l'Allemagne, l'Autriche, la Belgique et le Danmark) appliquent toujours des dispositions transitoires, et un nouvel État membre conserve encore des mesures réciproques (la Hongrie).

Entre-temps, la situation a considérablement évolué. La Roumanie et la Bulgarie ont adhéré à l’Union européenne (UE), avec des calendriers séparés pour d’éventuelles mesures transitoires. Pour le moment, il y a toujours 10 États membres qui appliquent des mesures transitoires vis-à-vis de la Roumanie et de la Bulgarie. De plus, une crise économique et financière d’une ampleur quasiment inégalée se propage dans le monde entier.

Avec la présente <strong>Résolution sur les conditions de la liberté de circulation : Plus de protection des travailleurs et une concurrence loyale (152 Kb PDF)</strong>, la CES souhaite contribuer au débat concernant les étapes à venir.

Cette résolution est basée sur les prises de position antérieures adoptées sur ce sujet, notamment la résolution de 2005 Vers la libre circulation des travailleurs dans une Union européenne élargie et la Réponse de la CES aux jugements de la Cours de justice européenne (CJE) dans les affaires Viking and Laval en 2008.

Elle ne traite pas toutes les questions examinées dans ce document, dont certaines seront abordées séparément dans un proche avenir (telles que l’élaboration d’une stratégie proactive en matière de litiges sur l’action collective et la coordination des stratégies de négociation collective quant aux effets extraterritoriaux des conventions collectives).

La CES souhaite souligner que la consultation adéquate des partenaires sociaux à tous les niveaux appropriés concernant le fonctionnement et l’avenir des dispositions sur la libre circulation et les mesures transitoires, est indispensable, et elle incite une fois de plus vivement la Commission à transmettre ce message aux États membres.

Résumé

Avant le 1er mai 2009, le Conseil devra revoir le fonctionnement des mesures transitoires dans une Europe élargie. La CES profite de cette occasion pour renouveler son appel en faveur d’un marché intérieur équitable, combinant des frontières ouvertes à une protection adéquate pour les travailleurs. Avec cette résolution, la CES actualise sa prise de position sur les conditions de la liberté de circulation, en particulier en ce qui concerne la montée du protectionnisme et la progression potentielle du nationalisme et de la xénophobie, dans le contexte de la crise économique et financière, et les récents jugements de la Cour de justice européenne. La CES réclame la pleine application des principes de la liberté de circulation dans le contexte de la concurrence loyale. Pour ce faire, il est essentiel de mettre en place des mesures d’accompagnement aux plans national et européen.

L’UE doit en particulier clarifier son cadre juridique concernant le déplacement de travailleurs dans le cadre de la libre circulation des travailleurs et des services. La CES demande en particulier :

•  d’annexer aux traités d’un protocole de progrès social afin d’établir de manière tout à fait claire que la liberté de circulation doit respecter les droits fondamentaux, et intégrer ceci dans le contexte plus large du progrès social et de l’harmonisation vers le haut des conditions de travail et des systèmes sociaux ;

•  aux Etats membres de faire face aux faiblesses de leurs systèmes nationaux qui peuvent conduire à la non-application des normes du travail et à une concurrence déloyale sur les salaires et les conditions de travail, et rendre leur système national « résistant à la mobilité » ;

•  de réviser la directive sur le détachement des travailleurs afin de rétablir son objectif premier : assurer un climat de concurrence loyale et respecter les droits des travailleurs.
Plusieurs questions doivent être traitées, y compris en particulier la base juridique, la définition de travailleur détaché et de service transnational, la possibilité pour les Etats membres d’inclure la protection des travailleurs en tant que disposition de « politique publique », et le respect du rôle des syndicats dans la négociation et la mise en œuvre des conventions collectives.
Une attention particulière doit également accordée aux procédures d’achats public et à la possibilité pour les pouvoirs publics d’introduire des clauses sociales demandant l’observation de la convention collective applicable localement.

La CES appelle également ses membres à adapter leurs structures et actions aux besoins et réalités des travailleurs migrants et mobiles et à investir dans la solidarité transfrontalière.

Les conditions de la liberté de circulation

La libre circulation des travailleurs est un droit fondamental ancré dans les traités de l’UE, garantissant l’égalité de traitement et la protection contre la discrimination sur la base de la nationalité. Par conséquent, d’après le traité, les restrictions transitoires, ainsi que leur poursuite, doivent être justifiées par des raisons importantes et objectives.

Cependant, le soutien à la mise en oeuvre illimitée des dispositions sur la libre circulation est actuellement miné par les développements suivants:

•  la politique de dérégulation et la priorité unilatérale accordée à la « flexibilité » se sont traduites par une augmentation du nombre de travailleurs occupés dans des emplois précaires, ainsi que par l’externalisation et la sous-traitance. Le sentiment général d’insécurité et la crainte de la « baisse des salaires et des conditions de travail » par de telles pratiques sont en augmentation ;

•  dans de nombreux pays, des mesures insuffisantes ont été prises pour garantir que les systèmes de relations nationales, sociales et industrielles « résistent à la mobilité », ce qui a conduit à une absence de mise en œuvre des conditions à appliquer aux salaires et au travail et à une exploitation du travail des travailleurs migrants et mobiles ;

•  la mobilité transfrontalière des travailleurs dans le cadre des « services » (par des sous-traitants et des intermédiaires) remplace de plus en plus la libre circulation des « travailleurs », ce qui conduit à une concurrence déloyale sur les salaires et les conditions de travail ;

•  dans les pays qui appliquent des mesures transitoires, celles-ci n’ont pas toujours eu l’effet escompté en termes de contrôle des flux à l’entrée et ont parfois conduit à employer davantage de travailleurs migrants/mobiles en tant que travailleurs non déclarés et comme (faux) indépendants.

En 2005, la CES a donc réclamé d’urgence un cadre de règles fermes et équitables, à mettre en place aux plans national et communautaire, afin d’accompagner l’émergence d’un vrai marché intérieur dans lequel les biens, les capitaux, les services et les travailleurs se déplacent au profit des citoyens, des économies et des sociétés.

Selon la CES, un marché européen du travail requiert des « règles du jeu » européennes, combinant des frontières ouvertes et une protection adéquate.

Ces conditions essentielles sont:

•  des salaires et des conditions de travail identiques pour un travail de même valeur sur le même territoire ;

•  le respect des négociations collectives nationales et des systèmes de relations industrielles en tant qu’outils indispensables et dynamiques de gestion du changement démocratique ;

•  un accès égal aux allocations sociales pour tous les travailleurs ;
•  des instruments et des outils adéquats de surveillance et de mise en œuvre pratique pour les acteurs de tous les niveaux appropriés, y compris les partenaires sociaux.

Depuis 2005, la CES a souligné à de nombreuses reprises qu’il était important et urgent d’accompagner la mobilité accrue du/des marché(s) européen(s) du travail émergent(s) par des politiques et des conditions appropriées; cependant, la Commission européenne et le Conseil sont restés sourds et aveugles à cette demande.

Quatre affaires récentes de la CJE - Viking C-438/05; Laval C-341/05; Rüffert C-346/06; Commission v Luxembourg C-319/06 ([Pour les résumés des jugements>/r/855]) - ont exposé les faiblesses du cadre juridique actuel de l’UE applicable aux droits sociaux fondamentaux et à la libre circulation des travailleurs et des services.

Elles ont été à l’origine de troubles sociaux majeurs et menacent les modèles de partenariat social.

•  La CJE a confirmé une hiérarchie de normes, où les libertés de marché occupent le sommet de la hiérarchie, et les droits sociaux fondamentaux des négociations et de l’action collectives la deuxième place.

•  La CJE a interprété la directive sur le détachement (couvrant les travailleurs qui traversent les frontières dans le cadre de services), de manière très restrictive, limitant la liberté de manœuvre des syndicats à prendre des mesures contre le « dumping social » - le « dumping social » est la concurrence déloyale sur les salaires et les conditions de travail conduisant à une spirale descendante et à garantir un traitement égal aux travailleurs locaux et migrants dans le pays d’accueil.

Par conséquent, la CES a demandé un Protocole de progrès social, à joindre aux Traités, afin de préciser très clairement que toutes les dispositions du Traité sur la libre circulation doivent être interprétées d’une manière qui respecte les droits fondamentaux, et d’intégrer ceci dans le concept plus large du progrès social et de l’harmonisation vers le haut des conditions de travail et des systèmes sociaux.

Comme le stipule de manière très explicite le nouveau Traité de Lisbonne (texte consolidé) dans son article 3 (3), sous-par. 3: “L’Union oeuvrera en faveur d’une économie sociale de marché très compétitive (….), visant le plein emploi et le progrès social”. Le Protocole aurait pour objectif de clarifier la relation entre le marché intérieur et les droits sociaux fondamentaux.

En outre, la CES a appelé à une révision du cadre juridique de l’UE couvrant la libre circulation des travailleurs et des services, et en particulier à une révision urgente de la directive sur le détachement.

L’impact social de la mobilité

La CES a pris note du rapport de la Commission sur la première phase (1er janvier 2007-31 décembre 2008) des Accords transitoires, donnant ainsi un signal positif à l’ouverture des frontières par les Etats membres. Le rapport révèle que les travailleurs mobiles des pays qui ont adhéré à l’UE en 2004 et 2007 ont eu un impact généralement positif sur les économies des Etats membres; les travailleurs de l’UE des 8 ainsi que de la Bulgarie et de la Roumanie ont apporté une contribution importante à la croissance économique durable. Selon la Commission, ils n’ont pas causé de perturbations graves sur les marchés du travail des Etats membres et n’ont pas sensiblement déplacé les travailleurs locaux ou réduit leurs salaires. Le rapport affirme que pour l’ensemble de l’UE et la plupart des pays individuels, les flux de main-d’œuvre ont été limités par rapport à la taille des marchés du travail et aux afflux provenant de pays non membres de l’UE.

La CES regrette que le rapport de la Commission mette trop l’accent sur l’impact économique de l’élargissement et ne traite pas suffisamment l’impact social. Il ne reconnaît pas les problèmes et les préoccupations rencontrés par les travailleurs et les citoyens dans les pays expéditeurs et destinataires en ce qui concerne la mobilité accrue des travailleurs et des services, et ne présente pas les propositions requises pour répondre à ces préoccupations.

Pour ce qui concerne les pays expéditeurs, en particulier en Europe centrale et orientale, la fuite des cerveaux et la fuite des jeunes, ainsi que les impacts négatifs sur la cohésion familiale et les enfants lorsqu’un parent ou les deux parents travaillent à l’étranger, sont généralement perçus comme des retombées négatives de la mobilité accrue. En outre, dans le contexte de la crise économique, la migration de retour d’un grand nombre de migrants qui ont perdu leur emploi dans les pays destinataires constitue un problème de plus en plus grave dans plusieurs pays qui sont eux-mêmes gravement frappés par la crise en raison de la fermeture d’entreprises, dont un grand nombre sont détenues par des étrangers, avec peu de perspectives pour ceux qui perdent leur emploi de trouver un nouvel emploi dans leur propre pays dans un avenir prévisible.

Dans les pays destinataires, il existe manifestement de grandes différences dans les conditions de vie des nouveaux immigrants par rapport à celles des ressortissants du pays d’accueil, y compris un risque plus élevé de pauvreté et des difficultés d’accès au logement, aux soins de santé et à d’autres services sociaux. Dans son chapitre 3 particulier sur la mobilité géographique de la main-d’œuvre, le rapport 2008 de la Commission intitulé « L’emploi en Europe » reconnaît que « l’échec à créer les conditions permettant aux travailleurs mobiles de s’intégrer dans la société peut se traduire par de graves problèmes sociaux et par un gaspillage des bienfaits économiques de la mobilité. Cet échec pourrait être à l’origine d’attitudes négatives à l’égard de la mobilité intracommunautaire ».

La CES est extrêmement critique sur le fait que dans ses conclusions et ses déclarations publiques, la Commission accorde peu d’attention à ces questions.

Marché intérieur, liberté de circulation et concurrence loyale

Les évolutions récentes ont rendu le débat encore plus urgent. La crise économique et financière remet en question les économies et les sociétés dans toute l’Europe, avec l’augmentation des chiffres du chômage et partout des travailleurs qui se demandent avec anxiété quand ils seront frappés. Les gouvernements se demandent comment protéger leurs industries nationales tandis que les travailleurs pourraient avoir tendance à devenir plus nationalistes et xénophobes, craignant que les travailleurs étrangers leur « prennent leurs emplois ». Les extrémistes de droite ont compris qu’ils pourraient essayer d’exploiter ces peurs à leur avantage.

Dans cette situation, il est extrêmement important de ne pas se tromper sur les politiques, mesures et messages de l’UE.

Chacun reconnaît que les marchés financiers ont besoin de mesures pour instaurer la confiance. On comprend moins que l’économie réelle et les marchés du travail ont aussi besoin d’un énorme effort de renforcement de la confiance.

Dans ce contexte, il est important de rappeler comment les pères fondateurs de l’UE considéraient les principes de base qui devraient guider l’avènement du marché intérieur. (Rapport Ohlin de1956 sur les aspects sociaux de la coopération économique européenne, rapport de Bruxelles de 1957 sur le marché commun général (« rapport Spaak »).)

Ils considéraient la libre circulation des deux facteurs de production clés, à savoir le capital et la main-d’oeuvre, comme essentiels pour la prospérité du marché intérieur. Etant donné que le capital est censé aller là où la main-d’œuvre est abondante, et la main-d’œuvre aller là où sont les emplois, il en résulte une prospérité croissante pour chacun.

Ils supposaient qu’il ne serait pas nécessaire d’interférer activement avec d’éventuelles différences de niveaux de salaire, car ceux-ci convergeraient en raison d’actions concertées des syndicats et disparaîtraient au cours du temps avec l’augmentation de la productivité. Mais ils étaient surtout convaincus que ces niveaux de salaires différents n’encourageraient pas les distorsions de concurrence et le dumping social, parce que la libre circulation des travailleurs serait couverte par un principe du pays d’accueil garantissant une totale égalité de traitement et la non-discrimination.

Ces principes sont en fait exposés à l’article 39-42 du Traité de l’UE.

Cependant, comme nous l’avons vu, les problèmes apparus récemment sur les marchés du travail de l’UE ne résultent pas de l’application des dispositions sur la libre circulation des travailleurs, mais du fait que ces dispositions n’ont pas été appliquées. La tendance accrue à engager des travailleurs étrangers par le biais d’intermédiaires (agences de travail intérimaire et sous-traitants, c’est-à-dire des prestataires de service appelés), une situation qui n’avait pas été prévue lorsque l’UE a été fondée, a récemment remis en question les hypothèses sur lesquelles le marché intérieur est fondé.

Au cours de l’élargissement précédent vers le Sud de l’Europe, la CJE a dû traiter la question de l’interprétation du Traité et des mesures transitoires en matière de libre circulation des travailleurs que certains pays avaient mises en place pour les travailleurs portugais.

Dans une affaire célèbre concernant une entreprise de construction portugaise qui avait amené des travailleurs portugais en France (Rush-Portuguesa C-113/89), la CJE a décidé que, dans de telles situations, les travailleurs concernés n’étaient en fait pas des « travailleurs » au sens de l’article 39 du Traité, et n’étaient donc pas couverts par les mesures transitoires mais pouvaient prester des « services ».

La CJE a créé la fiction que ces travailleurs « ne feraient pas partie du marché français du travail ».

Cette jurisprudence a conduit à un débat animé qui s’est terminé (provisoirement) avec l’adoption de la directive sur le détachement en 1996.

Cette directive était destinée à contrôler les effets négatifs, en introduisant la notion selon laquelle ces travailleurs seraient en tout cas couverts par une liste de normes minimales applicables dans le pays d’accueil.

Il est important de rappeler les objectifs de la directive tels qu’ils figurent dans son préambule :
- (1) « attendu que (…) l’abolition, comme entre les Etats membres, des obstacles à la libre circulation des personnes et des services constitue un des objectifs de la Communauté » ;
- (5) « attendu qu’une telle promotion de la prestation transnationale de services requiert un climat de concurrence loyale et des mesures garantissant le respect des droits des travailleurs».

Bien que, depuis le tout début, la directive sur le détachement ait engendré des problèmes d’application et de mise en oeuvre, la nécessité de réviser profondément cette directive, ainsi que le cadre juridique des dispositions du Traité et la jurisprudence dont il fait partie, n’est apparue clairement que récemment.

Dans les affaires Laval, Rüffert et Com. contre Luxembourg, la CJE a interprété la directive de telle manière qu’elle est aujourd’hui perçue comme une directive maximale concernant les questions qui peuvent être réglées dans les règles impératives, le degré de protection qui peut être requis, et les méthodes qui peuvent être utilisées pour garantir que les conditions d’emploi doivent être observées de la même manière par toutes les entreprises nationales et étrangères de la même région ou du même secteur.

Lorsque des Etats membres veulent appliquer des normes plus élevées ou différentes par le biais de la loi, ou que les syndicats prennent des mesures pour réclamer de meilleures normes au moyen de conventions collectives, en particulier pour éviter le « dumping social », assurer un traitement égal et encourager la concurrence loyale entre des prestataires de services locaux et étrangers, cela peut être considéré comme une violation de l’article 49 du traité.

Le rapport ACAS (en anglais), rédigé après l’affaire de la raffinerie Lindsey au Royaume-Uni, révèle très clairement la nature des problèmes potentiels.

Lorsqu’un sous-traitant étranger n’est tenu d’appliquer que des niveaux minimum de salaire et de conditions de travail dans le pays d’accueil, alors que les sous-traitants nationaux devront (ou, dans le contexte britannique, sont censés) appliquer des normes plus élevées (convenues collectivement), on est en présence d’une incitation claire au « dumping social » (à savoir une spirale descendante plutôt qu’ascendante).

Une telle situation va à plusieurs égards à l’encontre des principes de base du Traité de l’UE.

Premièrement, au lieu de créer des conditions identiques pour les entreprises/prestataires de services étrangers et nationaux, cela peut conduire à inverser la discrimination (c’est-à-dire une discrimination des entreprises locales). Deuxièmement, si la main-d’œuvre étrangère est moins chère sur le marché du travail du pays d’accueil que la main-d’œuvre nationale, les effets bénéfiques du marché intérieur (à savoir que la main-d’œuvre va là où les possibilités d’emploi ne portent pas atteinte aux marchés locaux du travail, c’est-à-dire uniquement dans des situations de marchés du travail tendus; et que les entreprises vont là où la main-d’œuvre est abondante...) sont gravement menacés.

Dans ce cas particulier, il était heureusement possible, sur la base de l’intervention syndicale, d’orienter les troubles sociaux dans la direction des négociations et de transformer une situation potentiellement dangereuse en une « opération » bénéficiant à toutes les parties impliquées.

Cependant, la CES estime que ce problème fondamental doit être traité d’urgence, afin d’éviter d’autres atteintes à l’évolution du marché intérieur et à ses principes de libre circulation.

Les propositions de la CES

L’UE a besoin d’un engagement ferme de ses Etats membres à appliquer pleinement les dispositions du Traité sur la libre circulation des travailleurs à travers toute l’UE,
sur la base de l’égalité de traitement et de la non-discrimination des travailleurs et des entreprises là où le travail est accompli (le principe du pays d’accueil).

Le cas échéant, les Etats membres, en coopération avec les partenaires sociaux, devraient informer plus activement et plus intensément leur population sur le cadre juridique de la libre circulation des travailleurs et les droits des travailleurs impliqués afin de réduire les craintes et les préoccupations non fondées.

Les Etats membres, en consultation avec les partenaires sociaux, devraient le cas échéant faire face aux faiblesses de leur système national, qui peuvent se traduire par une augmentation du travail non déclaré, la non-application des normes du travail et une concurrence déloyale sur les salaires et les conditions de travail, et les rendre « résistants à la mobilité » afin d’envisager le remplacement des restrictions transitoires, lorsqu’elles existent encore, par des conditions appropriées concernant les frontières ouvertes.

Deux exemples récents montrent clairement comment le fait de prendre ou de ne pas prendre de mesures fait la différence en termes de confiance des travailleurs et des citoyens dans les bienfaits des frontières ouvertes et de la libre circulation.

Au cours de la période qui a précédé le référendum irlandais sur le traité de Lisbonne, les syndicats irlandais ont demandé des garanties claires concernant l’amélioration du système social, le respect des droits des travailleurs et, en particulier, des droits de négociation collective. Après l’échec du référendum, l’analyse a révélé que le manque de confiance dans la manière dont l’Irlande traiterait les droits des travailleurs dans un monde global était le principal facteur du « non » au Traité.

Récemment, la population suisse a voté lors d’un référendum sur la poursuite de l’accord sur la libre circulation des travailleurs venant des nouveaux États membres de l’UE et l’ouverture de ses frontières à la Bulgarie et à la Roumanie. Après une grande campagne et de nombreux débats, la Suisse a adopté un paquet de mesures destinées à contrer les éventuels effets négatifs en termes de dumping social, et à la surprise de tous, l’issue du référendum a été très positive avec près de 60 pour cent des électeurs favorables à l’ouverture ! (Le Liechtenstein a connu une expérience similaire).

L’UE doit également clarifier d’urgence son cadre juridique qui couvre la libre circulation des services.

Il est clair qu’une entreprise de services est couverte par la liberté d’établissement du Traité, ainsi que par la liberté de fournir des services au-delà des frontières.

Cependant, de l’avis de la CES, il n’est plus acceptable de régir le marché croissant des services au sein de l’UE avec des concepts fictifs:
•  avec la notion que tous les travailleurs des prestataires de services, lorsqu’ils traversent des frontières, ne sont plus considérés comme des « travailleurs » dans le sens du Traité (alors qu’ils le sont officiellement !) ;

• avec la fiction qu’ils « ne font pas partie du marché du travail du pays d’accueil » (alors que nombre d’entre eux font exactement le même travail que les travailleurs locaux) ;

•  et que leur lieu de travail habituel est dans leur pays d’origine (alors que nombre d’entre eux restent pendant de longues périodes, jusqu’à 5 ans ou plus, et sont déplacés par leur prestataire de services d’un emploi à un autre dans le pays d’accueil ou même vers d’autres Etats membres).

Ces problèmes ne sont pas simplement des questions de mauvaise application ou de mauvaise mise en oeuvre. Elles requièrent un réexamen en profondeur du cadre juridique.

De même, le PE, dans son rapport Andersson, a abordé la nécessité de faire face aux lacunes et incohérences du cadre juridique actuel de l’UE, qui encouragent la concurrence déloyale entre les entreprises et sont incompatibles avec l’intention du législateur dans la directive sur le détachement et la directive sur les services.

La CES formule les propositions suivantes:

Révision de la directive sur le détachement, afin de l’aider à mieux atteindre ses objectifs visant à garantir la concurrence loyale et le respect des droits des travailleurs.

Les points suivants devraient être traités:

•  Les objectifs de la directive sur le détachement, à savoir respecter les droits des travailleurs et assurer un climat de concurrence loyale, qui actuellement ne figurent que dans le préambule de la directive, doivent être clairement exposés dans le corps de la directive. Une référence aux objectifs de politique sociale de l’article 136 du Traité – avec leur référence claire à l’objectif « d’améliorer les conditions de vie et de travail des travailleurs » - contribuerait à assurer une interprétation plus cohérente de la directive. En outre, elle mérite une base juridique plus large, à savoir l’article 137 du Traité.

•  Ce qui est essentiellement la libre circulation des travailleurs devrait être couvert par les dispositions du Traité écrites à cet effet, à savoir en particulier l’article 39 avec sa forte exigence de traitement égal basée sur le principe du pays d’accueil. Cela signifie entre autres que l’objectif original de la directive sur le détachement, à savoir couvrir uniquement les situations claires de détachements temporaires, lorsque les travailleurs d’un prestataire de services traversent la frontière dans le cadre d’un service de courte durée et retournent ensuite chez leur employeur dans leur pays d’origine, doit être clairement transposé dans le champ d’application de la directive, par exemple en introduisant un délai limite clair pour la définition de travailleur détaché.

•  Cela signifie également que les Etats membres et les partenaires sociaux doivent pouvoir utiliser des mécanismes de surveillance et d’exécution, en particulier afin de vérifier si le travailleur détaché est réellement employé « habituellement » par le prestataire de services dans le pays d’origine et qu’il/elle a l’intention de revenir à la fin du détachement.

•  Dans la même veine, il est important de définir plus précisément ce qui est ou non la « prestation transnationale de services » afin d’empêcher les entreprises de manipuler le droit applicable et les normes par l’utilisation d’entreprises boîtes aux lettres.

•  Le caractère minimum de la directive sur le détachement doit être rétabli, à savoir la notion selon laquelle la directive assure une « protection minimale » (l’essentiel des droits qui doivent être appliqués), ce qui n’empêche pas les normes légales ou convenues collectivement d’offrir aux travailleurs concernés des conditions plus favorables (les normes qui peuvent être appliquées), pour autant que l’égalité de traitement et la non-discrimination des entreprises locales et étrangères soient assurés.

•  En ce qui concerne les États membres dans leur rôle de législateur, cela signifie que l’interprétation très restrictive de la notion de « dispositions de politique publique » doit être révisée afin d’inclure les objectifs sociaux et la protection des travailleurs.

•  Les États membres dans leur rôle de pouvoirs publics sous-traitant des travaux publics (achats publics) devraient, via des clauses sociales, pouvoir exiger l’observation des salaires et des conditions de travail collectifs applicables localement par n’importe quelle entreprise, locale ou étrangère, soumissionnant pour le contrat.

•  La directive doit respecter plus clairement les différents modèles de relations industrielles des Etats membres ainsi que l’instrument de négociation collective en tant que processus flexible et dynamique qui, dans l’intérêt des deux parties de l’industrie et de la société dans son ensemble, ne peut et ne devrait pas être traité simplement comme une autre forme de réglementation.
Le droit fondamental à la négociation et à l’action collectives doit être compris comme permettant aux syndicats de contacter et de pousser de manière égale les entreprises locales et étrangères à améliorer les conditions de vie et de travail des travailleurs et à exiger un traitement égal des travailleurs effectuant un travail similaire sur le même territoire, quels que soient leur nationalité ou le lieu d’établissement de leur employeur.

•  Cela doit être clarifié en introduisant dans le corps de la directive l’équivalent de la clause Monti (par exemple, « cette directive ne peut être interprétée comme affectant d’une quelconque manière le droit des syndicats à mener des actions collectives et à négocier, conclure et appliquer des conventions collectives afin d’améliorer les conditions de vie et de travail des travailleurs »).

•  En outre, des critères moins rigides doivent être élaborés afin de juger s’il est possible de faire respecter une convention collective vis-à-vis d’un prestataire de services étranger, par exemple dans des situations dans lesquelles la grande majorité des entreprises locales est liée dans la pratique par la convention collective.

Un groupe d’experts syndicaux de la CES et d’universitaires travaille actuellement aux aspects juridiques et techniques de ces propositions afin de soumettre un mémorandum contenant des propositions et des recommandations avant les comités exécutifs de la CES, plus tard dans le courant de l’année.

En outre, la CES demande un renforcement de la « directive sur l’information » (concernant les informations minimales que les travailleurs doivent recevoir de leur employeur à propos de leurs relations de travail) afin d’inclure toutes les dispositions appropriées concernant leur situation d’emploi dans le pays d’accueil, en particulier dans des situations de détachement.

De plus, la CES appelle la Commission européenne à traiter d’urgence et à résoudre les tensions éventuelles entre l’affaire Rüffert, la directive sur les achats publics et la Convention 94 de l’OIT, qui vise à éviter que des contrats publics n’exercent une pression vers le bas sur les salaires et les conditions de travail. L’approche adoptée dans la convention 94 de l’OIT est que les conditions des contrats d’achats publics ne devraient pas être moins favorables que celles qui sont établies pour le même travail dans le même domaine par une convention collective ou un instrument similaire.

10 États membres de l’UE ont ratifié cette convention. La Commission de l’UE et le Conseil des ministres l’ont incluse dans leur appel à ratification de toutes les conventions récentes en 2006. L’UE doit donc s’assurer que tous les États membres peuvent continuer à adhérer à la convention 94 de l’OIT, encourager sa ratification et sa mise en œuvre, et résoudre les ambiguïtés de la législation communautaire qui pourraient constituer un obstacle.

Il est en outre essentiel, en particulier dans le contexte de la crise actuelle, de clarifier le champ d’application des critères sociaux dans les achats publics et les contrats privés afin de permettre aux acteurs locaux et régionaux de tenir compte du chômage de la région lorsqu’ils soumissionnent pour des contrats dans un contexte clair de non-discrimination.

A l’occasion de l’évaluation de la deuxième phase des mesures transitoires, la Commission et le Conseil doivent reconnaître que des problèmes graves se posent en matière de mobilité transfrontalière, qui requièrent des mesures urgentes au plan national et au plan de l’UE, car elles menacent la cohésion sociale et le soutien au projet européen.

Tous les acteurs au plan communautaire – États membres et partenaires sociaux – doivent coopérer afin de créer un cadre positif destiné à soutenir l’avènement d’un marché européen du travail, basé sur le principe de l’égalité de traitement et de l’harmonisation vers le haut des conditions de travail et des systèmes sociaux.

Ils devraient également convenir dès que possible de joindre un Protocole de progrès social aux Traités, confirmant que le progrès social est un objectif clair du marché intérieur.
Il ne faudra pas affirmer simplement que les institutions « confirmeront la grande importance accordée à (…), l’inclusion des droits des travailleurs », comme mentionné dans les conclusions du Conseil de décembre 2008 en réponse au « non » irlandais...

La CES appellera les organisations d’employeurs au plan de l’UE à examiner les possibilités permettant de faire face conjointement aux défis de la mobilité accrue des travailleurs sur le marché(s) du travail européen(s) émergent(s).

La mobilité transfrontalière accrue exige également une adaptation des actions, activités et structures syndicales, afin d’offrir aux travailleurs concernés, en particulier ceux qui travaillent temporairement à l’étranger, une information,
un soutien et une protection adéquats et effectifs concernant leurs droits sociaux et leurs droits en matière de travail.

Il est aujourd’hui plus urgent que jamais d’investir dans la solidarité transfrontalière et donc d’appliquer la résolution, adoptée en 1999 lors du Congrès de la CES à Helsinki « Des syndicats sans frontières ») et le plan d’action adopté à Séville en 2007.

Les systèmes d’aide mutuelle entre syndicats au-delà des frontières, sur une base bilatérale et multilatérale, doivent être perfectionnés, en se basant sur les bonnes pratiques existantes, et il faut examiner la possibilité d’intensifier la coopération sous la tutelle de la CES.

La libre circulation des travailleurs est un droit fondamental, une liberté et non une obligation. Les hommes politiques encouragent trop souvent des niveaux élevés de mobilité comme une fin en soi. Mais l’UE doit réfléchir à l’ampleur de la mobilité dont elle a réellement besoin. Des niveaux de mobilité accrus et accélérés peuvent aussi avoir des effets secondaires négatifs, conduisant par exemple à l’érosion des communautés et de la cohésion locale. Si des gens sont contraints d’échanger un emploi précaire pour un autre, la mobilité de l’emploi n’est pas la bienvenue.

Lorsque des travailleurs hautement qualifiés sont contraints de se déplacer en raison de la pauvreté, pour gagner davantage dans un autre pays où ils sont employés bien au-dessous de leur niveau de compétence, il s’agit d’un gaspillage de capital humain. Certains pays qui, au lieu d’investir dans l’emploi national, ont beaucoup compté sur l’emploi de leurs travailleurs à l’étranger, sont aujourd’hui confrontés à une migration de retour de milliers de travailleurs auxquels ils ne peuvent pas offrir un emploi adéquat.

L’autre face de la liberté de circulation est la liberté de ne pas se déplacer. Les populations européennes ont le droit de voir leurs propres pays et leurs acteurs nationaux investir, le cas échéant avec l’aide de l’UE, dans un avenir durable chez eux, qui peut leur offrir d’opter librement pour des opportunités et des incitations positives à la mobilité.

La mobilité en Europe doit être optimisée, et pas maximisée.

Pour protéger la libre circulation de la main-d’oeuvre, et obtenir pour ce faire le soutien des populations européennes, un grand effort d’instauration de la confiance doit être entrepris. La pierre d’angle de cet effort est l’investissement dans des formes appropriées de protection des travailleurs, afin d’éviter qu’ils se tournent vers le protectionnisme, le nationalisme et la xénophobie.

Résolution de la CES pour téléchargement

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