Position de la CES pour une Taxonomie sociale européenne des investissements durables
Approuvée lors de la réunion virtuelle du Comité exécutif des 16 et 17 mars 2022
RÉSUMÉ
La CES estime qu’un cadre juridique et favorable pour les investissements durables peut être bénéfique dans la mesure où il aligne les investissements privés et publics sur les mêmes objectifs, en particulier le Green Deal européen et le Socle européen des droits sociaux et leurs corollaires et actes d’exécution. Une taxonomie européenne devrait empêcher toute forme de blanchiment vert, social ou arc-en-ciel et ne peut jamais être considérée comme un moyen de remplacer les investissements publics par des investissements privés. Au contraire, la taxonomie européenne devrait favoriser une meilleure répartition des ressources au profit d’activités et d’entités qui s’engagent en faveur des objectifs du Green Deal et du Socle européen des droits sociaux dans le but ultime de créer de l’emploi et de stimuler une convergence à la hausse des conditions de vie et de travail en Europe.
PRINCIPES GÉNÉRAUX
L’UE nourrit l’ambition légitime de développer un marché financier sain à même de stimuler les investissements en Europe et d’améliorer le potentiel de création d’emplois. Toutefois, les citoyens ne bénéficieront de cette stratégie que si l’Union des marchés des capitaux a pour but de promouvoir des fonds d’amorçage patients tout en étant capable de dialoguer avec les syndicats et de rencontrer les ambitions environnementales et sociales de l’UE. Le marché intérieur européen devrait devenir un espace d’économie durable et une référence pour le reste du monde.
Cet objectif général poursuivi par l’UE est en opposition avec le processus plutôt technocratique utilisé pour définir la taxonomie européenne. La plateforme sur la finance durable devrait inclure une représentation plus large des syndicats et offrir une occasion aux parties prenantes d’y contribuer. Durant la procédure législative établissant la taxonomie sociale, les syndicats restent des parties prenantes clés. Un dialogue inclusif, continu et axé sur les résultats doit être instauré avec l’ensemble des parties prenantes.
La taxonomie européenne des investissements durables devrait inclure une définition de la durabilité couvrant toutes les dimensions de la durabilité comme proposé dans l’Agenda 2030 des Nations unies. L’approche des ODD en matière d’investissements durables gagne du terrain (par ex. les obligations liées à la durabilité) et doit être reflétée dans la taxonomie européenne, en particulier si elle encourage investisseurs et entités économiques à tenir compte des différentes dimensions de la durabilité dans leurs stratégies d’investissement et qu’elle garantit une transition juste vers une économie verdissante.
L’alignement sur la taxonomie européenne reste une décision volontaire tandis que la durabilité devrait être obligatoire pour les entreprises modernes. Si les investisseurs et les émetteurs peuvent avoir accès à des fonds patients et à de meilleures conditions de marché en démontrant qu’ils sont alignés sur la taxonomie, il est possible qu’ils acceptent d’être soumis à des cadres procéduraux et réglementaires ainsi qu’à des exigences de résultat garantissant un retour sur investissement mesurable et vérifiable en matière de durabilité.
La taxonomie sociale européenne serait un acte du marché unique. Nous escomptons dès lors qu’elle soutienne les objectifs sociaux de l’UE et le Socle européen des droits sociaux promouvant ainsi une approche du progrès social axée sur l’ODD8. Puisque la taxonomie peut être utilisée tant pour le secteur privé que pour le secteur public, elle devrait s’appuyer sur les intentions communes aux acteurs publics et privés de poursuivre des programmes de progrès social publiquement convenus. Il est important de développer un cadre cohérent pour la durabilité des entreprises de telle manière à ce que leurs dirigeants puissent agir pour répondre aux exigences tant des investisseurs que des régulateurs.
Il est à cet égard souhaitable que la taxonomie sociale puisse faire référence non seulement à des activités spécifiques mais aussi aux objectifs des entités de telle sorte que les produits provenant de titres sociaux durables puissent être utilisés soit pour augmenter des actifs socialement durables, soit pour augmenter le nombre d’entités qui satisfont aux indicateurs clés de performance (ICP) sociale. L’application de conventions collectives, l’établissement d’un conseil d’entreprise ainsi que la participation des travailleurs dans les conseils d’administration, selon les systèmes nationaux de participation, doivent être des catégories centrales de la taxonomie sociale. En même temps, les entités qui pratiquent l’antisyndicalisme et ne respectent pas la participation et les droits des travailleurs ne peuvent être cataloguées comme socialement durables. Le SEDS et les ODD offrent un cadre solide et des critères pour la taxonomie européenne.
Les investissements sociaux pourraient entraîner des risques de voir les investissements privés se substituer au rôle essentiel des investissements publics dans le développement du bien commun et du bien-être de la population. La taxonomie européenne devrait clairement identifier ces risques et fournir des recommandations pour les éviter. Lorsque cela s’avère approprié, des mesures juridiques de sauvegarde devraient être introduites pour imposer que les investissements privés relatifs au bien commun et à des services d’intérêt général répondent aux exigences qui maximisent les bénéfices pour les utilisateurs finaux et la protection des travailleurs.
Le manque de transparence dans la fixation des normes sociales se traduit par des risques élevés de blanchiment arc-en-ciel et/ou social. L’examen de l’état d’application des principes directeurs de l’OCDE à l’intention des entreprises multinationales, des Conventions de l’OIT et des Principes directeurs des Nations unies relatifs aux droits de l’homme montre que le plus grand nombre de violations de ces droits est lié à l’emploi et à la vulnérabilité des travailleurs. L’indice CSI des droits dans le monde révèle que les violations des droits humains liés au travail sont courants tant dans les pays développés que dans les pays en développement et constituent un risque important pour ceux qui souhaitent recourir à des produits financiers durables. Nous relevons à cet égard qu’il est très inhabituel que des syndicats de travailleurs soient impliqués dans la définition de normes pour les produits socialement durables, ce qui crée une faille dans le fonctionnement du marché financier durable. Cela dit, les pratiques de blanchiment social ne sont pas seulement préjudiciables pour la durabilité mais elles induisent également en erreur les travailleurs, les consommateurs, les clients et les acteurs des marchés financiers.
Une taxonomie sociale complète requiert des mesures garantissant transparence et responsabilisation, tant de la part de l’investisseur que des entreprises, s’accompagnant d’une implication plus importante des syndicats. Les obligations de déclaration doivent être définies afin d’imposer d’y répondre de manière adéquate selon le principe de double matérialité. S’agissant du respect des normes de travail et des actions en faveur du progrès social, l’existence de conventions collectives et la conformité avec celles-ci constituent l’un des plus importants pouvoirs pour les opérateurs du marché financier également. Les syndicats sont les mieux placés pour cartographier les risques afin de les éviter et de proposer des mesures correctives au niveau de l’entreprise et du secteur dans les situations d’atteinte aux droits du travail.
Même si la taxonomie européenne est principalement destinée à réguler les transactions financières intra-UE, elle présente également de fortes connotations internationales. Il est important que la taxonomie générale de l’UE soit fermement ancrée dans les normes de travail comme dans l’article 18 du règlement (UE) 2020/852 (taxonomie) sur l’établissement d’un cadre visant à favoriser les investissements durables. La taxonomie européenne devrait avoir pour ambition de fixer une norme de conformité aux droits humains et aux huit conventions fondamentales de l’OIT partout dans le monde.
Des mesures minimales de sauvegarde de la transition verte ne peuvent pas régler tous les aspects de la finance durable en raison du fait que les transitions auxquelles l’économie européenne est soumise sont plus importantes que les transitions vertes et concernent les transformations numériques, les changements technologiques, les défis démographiques, la concurrence mondiale et le développement du commerce, etc. Il faudrait à cet égard que la taxonomie sociale européenne favorise les investissements pour une transition juste afin de transformer les changements en opportunités pour les régions, les communautés locales et les groupes de population particulièrement exposés ou vulnérables dans cette phase économique.
La taxonomie européenne ne devrait pas être compatible avec une planification fiscale agressive et les pratiques d’évasion fiscale. La CES estime qu’il est de la plus haute importance de poursuivre les efforts dans ces domaines, d’étendre les rapports pays par pays pour couvrir, sur base désagrégée, tous les pays où opèrent des entreprises et d’abandonner la clause d’exemption autorisant les entreprises à retarder leur déclaration jusqu’à cinq ans si cette déclaration est jugée être « gravement préjudiciable pour la position commerciale des entreprises ».
EXIGENCES SPÉCIFIQUES DE LA CES
La CES demande que la taxonomie européenne soit étendue aux investissements sociaux qui préservent une approche intégrée imposant d’inclure les objectifs sociaux et verts dans une taxonomie unique. Un règlement européen spécifique devrait définir une contribution substantielle aux objectifs sociaux et identifier les domaines qui ne devraient pas souffrir des investissements sociaux. La taxonomie sociale devrait également introduire des mesures de sauvegarde minimales garantissant que les investissements sociaux sont compatibles avec la taxonomie verte.
La CES demande que la taxonomie européenne puisse s’appliquer aux activités et aux entités économiques afin de développer aussi bien la dimension verticale que la dimension horizontale de la taxonomie. Celle-ci devrait s’étendre aux entités (publiques ou privées) dont les objectifs sont alignés sur la taxonomie et dont l’impact est mesuré à travers des indicateurs clés de performance.
La CES demande que la taxonomie sociale veille à une affectation des ressources en faveur d’activités ou d’entités qui contribuent à la mise en œuvre du SEDS, selon une approche axée sur l’ODD8, et du cadre convenu par les partenaires sociaux. En participant à la poursuite de ces objectifs, le principe de « ne pas nuire » devrait prévenir les conséquences préjudiciables pour d’autres facteurs de durabilité et éviter d’enfreindre aux droits fondamentaux (voir Annexe 1 pour plus de détails).
Des mesures minimales de sauvegarde devraient être régulées de façon à promouvoir des transitions justes. Une norme européenne ne peut se limiter à « vérifier et remédier » pour faire face à des situations de violations de normes internationales. Puisque la taxonomie européenne accélère la transition verte et numérique, elle devrait encourager les entreprises à promouvoir des normes internationales et à s’engager dans une transition juste du marché du travail. En 2015, l’OIT a adopté des principes directeurs pour une transition juste. La négociation collective reste la voie principale pour établir un cadre de transition juste dans les entités qui souhaitent recourir à des instruments de finance durable. Ces normes peuvent être utilisées comme références pour développer des ICP à l’usage des investisseurs, des entreprises et de tous les autres acteurs pertinents du marché financier.
La CES estime que des progrès significatifs peuvent être mieux assurés à travers un engagement matériel d’investisseurs durables en faveur du respect et de la promotion de pratiques de participation des travailleurs. La taxonomie sociale européenne devrait exiger des entités détenues de divulguer de quelle manière les travailleurs sont impliqués et contribuent à la réalisation des objectifs sociaux eu égard aux cadres européens relatifs à l’information et à la consultation des travailleurs, aux dispositions légales nationales concernant leur implication et aux dispositions applicables de la négociation collective.
La demande croissante de titres durables est également mue par un excès de liquidités et des approches spéculatives dans le docmaine de la finance durable. Cela doit être evité. La taxonomie européenne devrait exiger des entreprises utilisant des investissements durables qu’elles fournissent des informations détaillées sur le rendement global pendant la durée de vie de l’investissement et sur la manière dont l’extraction de fonds (y compris la rémunération des administrateurs et des directeurs exécutifs) peut impacter la rémunération du travail. Toute forme d’élusion ou d’évasion fiscale devrait être incompatible avec la taxonomie européenne.
La taxonomie sociale européenne devrait s’appuyer sur des procédures obligatoires et effectives de vigilance appropriée s’appliquant aux activités des entreprises et à leurs relations d’affaires, y compris leurs chaînes d’approvisionnement et de sous-traitance. Il devrait dès lors y avoir pleine cohérence et complémentarité entre la taxonomie européenne et les cadres européens relatifs à la publication d’informations en matière de durabilité par les entreprises et à leur devoir de vigilance dans ce domaine. En conséquence, les entreprises devraient être tenues pour responsables des impacts de leurs opérations tandis que des remèdes efficaces et l’accès à la justice devraient être garantis aux victimes, y compris les syndicats. Cette responsabilité doit s’appliquer dans les cas où des entreprises ne respectent pas leurs obligations en matière de vigilance sans préjudice de cadres de responsabilité solidaire. De plus, il est également important d’accorder l’attention voulue à la manière dont les entreprises abordent les questions telles que le signalement ou le lancement d’alerte interne et externe, en mettant l’accent sur les deux mécanismes disponibles et en garantissant autant que possible la protection de l’identité du lanceur d’alerte pour éviter les représailles.
La taxonomie européenne devrait aussi aborder la question des risques liés aux chaînes d’approvisionnement. Les entreprises doivent être tenues pour responsables de contrôler et d’assurer des conditions de travail décentes dans l’ensemble de leurs chaînes d’approvisionnement et de leurs contractants. La taxonomie européenne doit être alignée sur la proposition prochaine d’une directive de l’UE relative au devoir de vigilance en matière de droits humains et de comportement responsable des entreprises.
La CES demande aux régulateurs de l’UE de ne pas préjudiciellement exclure des secteurs économiques sur base de la présomption qu’ils nuisent à l’agenda de durabilité. Les emplois ne sont jamais non durables si le dialogue social avec les travailleurs et leurs syndicats peut soutenir des investissements durables afin d’adapter industries et entreprises aux exigences en matière de durabilité. La CES favoriserait les stratégies d’investissement qui, à travers l’engagement des investisseurs et l’implication des travailleurs, peuvent mettre les secteurs et les entités économiques sur la voie de la durabilité. Le dialogue social sectoriel peut fortement contribuer à identifier des mesures en faveur d’une transition juste, à reconnaître les risques liés aux secteurs et à prodiguer des conseils pour résoudre et éviter les comportements non durables. A cet égard, au lieu de procéder à des exclusions décidées d’avance qui pourraient être préjudiciables pour l’emploi et les travailleurs des secteurs exclus, la CES demande la création d’un environnement propice au dialogue social afin de contribuer au déploiement de produits financiers équitables et socialement durables (voir Annexe 1).
Etant donné que le secteur financier devra considérablement travailler pour mettre en œuvre la taxonomie européenne dans tous ses aspects, il est important que les travailleurs chargés d’assurer sa mise en œuvre soient correctement formés dans ce but afin d’être capable de prendre des décisions informées quant à savoir si un investissement est ou non à la hauteur de ces exigences ainsi que sur la meilleure façon de conseiller les clients sur les investissements ayant un fort impact social. Cela inclut mais ne se limite pas à prodiguer des conseils détaillés sur l’utilisation de modèles, à proposer aux travailleurs une formation aux dilemmes ainsi qu’à simplifier les règles pour éviter les chevauchements entre différentes législations sur les questions de durabilité. Les redondances inutiles de tâches et les excès de déclarations devraient être évités.
L’extension de la plateforme sur la finance durable concerne des éléments de la taxonomie sociale. Des ressources et des efforts similaires à ceux consacrés aux facteurs environnementaux devraient être dédiés au développement de cet aspect de la taxonomie qui inclurait également l’invitation et la participation d’une sélection de syndicats et d’organisations de la société civile plus large que cela a été le cas jusqu’à présent.
ANNEXE 1 – Contribution substantielle et principe de « ne pas nuire » dans les propositions de la CES
Vu l’engagement de l’UE dans la promotion d’investissements privés (par ex. à travers le fonds InvestEU et la BEI) et publics (par ex. à travers la FRR et le CFP), il est fortement recommandé que les investissements durables contribuent significativement à la réalisation des principes du Socle européen des droits sociaux tandis que l’approche axée sur l’ODD8 aidera à développer le principe de « ne pas nuire » puisque les interrelations de l’ODD8 avec d’autres ODD permettent d’identifier les risques de conséquences préjudiciables des investissements sociaux dans d’autres domaines de développement.
Le SEDS et l’approche axée sur l’ODD8 d’une taxonomie sociale européenne impliquent que les investissements visant à assurer que les services publics, les services d’intérêt général et les autres services essentiels au développement humain et au bien-être des communautés locales contribuent mieux à la réalisation du SEDS et des ODD s’il s’agit d’investissements publics.
La CES demande que la taxonomie sociale veille à l’affectation de ressources en faveur d’activités ou d’entités qui contribuent significativement à la réalisation soit :
a. d’un ou plusieurs principes du Socle européen des droits sociaux tenant compte de ses instruments d’application, y compris la recommandation européenne sur l’accès à la protection sociale, la recommandation EASE et d’autres actes d’application du SEDS ; ou
b. d’un des sous-objectifs liés à l’ODD8 et des objectifs tels que l’ODD1 (pauvreté), l’ODD3 (santé), l’ODD4 (éducation et formation), l’ODD5 (les femmes) et l’ODD10 (inégalités) ; ou
c. d’un des cadres convenus par les partenaires sociaux au niveau européen tels que pour la numérisation, le vieillissement actif et l’approche intergénérationnelle et l’emploi des jeunes.
La CES demande que la taxonomie européenne établisse des investissements qui :
a. contribuent à un ou plusieurs principes du SEDS sans porter atteinte aux autres principes et à l’ODD8 ou à tout autre sous-objectif de l’ODD8 ; et
b. contribuent à la réalisation des objectifs de politique fixés dans les cadres européens approuvés par les partenaires sociaux européens et qui ne nuisent à aucun des principes du SEDS et de l’ODD8 ou de tout autre de ses sous-objectifs.
Enfin, la CES demande que la taxonomie européenne pour les investissements sociaux exige que toutes les activités ou entités concernées respectent les normes fondamentales définies dans la Charte des droits fondamentaux, les Conventions de l’OIT et les Principes directeurs des Nations unies et de l’OCDE à l’intention des entreprises multinationales. Les mesures minimales de sauvegarde peuvent encore concerner les principaux domaines dans lesquels la taxonomie verte applique le principe de « ne pas nuire ».