Approuvée par le Comité exécutif lors de la réunion des 17-18 juin 2015
Dans sa communication « Un marché unique numérique pour l’Europe » (6 mai 2015), la Commission adopte l’approche traditionnelle du marché intérieur.
Son but est d’assurer le bon fonctionnement du marché unique, d’identifier les obstacles et charges à éliminer, en particulier le géo-blocage, un commerce électronique transfrontière insuffisant, le coût élevé de livraison des colis, l’adaptation des règlements des télécommunications et le lancement d’une initiative européenne d’informatique en nuage. L’approche de la Commission est extrêmement étroite et principalement axée sur l’expérience d’un consommateur mobile à un moment où la transformation numérique donne lieu à des changements majeurs dans l’industrie et les services[1].
Bien que les études montrent qu’un investissement annuel de 90 milliards d’euros soit nécessaire pour s’assurer que l’Europe maintienne sa position concurrentielle, la Commission néglige d’évaluer les besoins d’investissement. L’énorme écart en matière d’investissement s’oppose à l’objectif d’augmenter à 20% la part de l’industrie dans le PIB européen. Les révolutions industrielles passées ont été soutenues par des investissements publics massifs et une série complexe d’institutions qui ont adopté les politiques appropriées pour contenir les excès du marché libre.
La Commission ne parvient pas à fournir une analyse claire des forces et des faiblesses des industries et des fournisseurs de services de l’économie numérique et de leur impact sur l’emploi, des risques d’abus de position dominante et de la compatibilité de la numérisation avec « l’économie sociale de marché » qui est un des objectifs fixés par l’UE.
La Commission invite également les partenaires sociaux à inclure le marché unique numérique dans leur dialogue social au niveau européen.
La numérisation n’est pas une simple question de technologie ni de marché ; il s’agit aussi d’une transition juste d’emplois traditionnels vers des emplois numériques dans le secteur industriel et les services. Cela concerne également la société future et sa cohésion. La numérisation s’impose comme une mégatendance pour le monde du travail, une tendance dans laquelle nous devons nous inscrire et à laquelle nous devons contribuer.
Les syndicats doivent donner priorité à l’augmentation spectaculaire de la productivité et à son énorme impact sur l’emploi et le travail. Il existe des risques potentiellement importants, que ce soit en termes de formation de monopoles, de licenciements collectifs, de nouveaux moyens de surveillance et de contrôle – voire d’espionnage des employés, de protection insuffisante des données, etc., mais aussi des opportunités potentiellement importantes et de nouvelles possibilités pour améliorer l’information, la communication, la participation et le réseautage. Les monopoles ne sont compatibles ni avec le « bon fonctionnement du marché intérieur », ni avec une « économie sociale de marché » qui font partie des objectifs de l’UIE (article 3 TUE).
La protection effective des données à caractère personnel est un droit fondamental garanti par l’article 8 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne ainsi que par l’article 16 TFUE et est indissociable de l’article 7 de la Charte : le droit au respect de la vie privée[2].
La CES s’inquiète du fait qu’aucune initiative n’ait été prise pour étudier l’impact social de la numérisation sur les entreprises en général et sur le travail en particulier (travail 4.0), sur le droit du travail, les conditions de travail, l’équilibre entre vie professionnelle et vie privée, les droits sociaux tels que l’information, la consultation et la représentation dans les conseils d’administration, la négociation collective, le dialogue social, etc., qui seront essentiels dans le cadre d’une politique innovante pour l’emploi à l’ère numérique.
La CES s’inquiète du développement du travail numérique précaire. Il y a risque d’une dé-limitation du temps de travail (« toujours ouvert ») et d’une dé-limitation d’entreprises employant des travailleurs collaboratifs exécutant leurs tâches à distance, de chez eux ou d’autres lieux de travail (télétravail etc.).
Si le travail collaboratif n’est pas réglementé, nous pourrions bien assister à un retour à des conditions de travail dignes du 19ème siècle car cette part croissante de la main-d’œuvre n’est soumise à aucune législation nationale du travail et ne bénéficie pas des droits sociaux fondamentaux. Les travailleurs collaboratifs et le nombre croissant de travailleurs numériques (les « microjobbers ») ne reçoivent aucun pécule de vacances ni aucune indemnité en cas de maladie et ne sont pas couverts par la sécurité sociale. Des syndicats ont récemment créé des plateformes en ligne pour venir en aide aux travailleurs collaboratifs[3]. Le travail collaboratif doit être considéré comme une nouvelle forme d’externalisation du travail au travers de plateformes internet qui, même s’il s’agit toujours d’un épiphénomène, doit être encadrée au niveau européen. La question du déséquilibre du rapport de force entre employeurs et travailleurs collaboratifs doit être abordée avec les syndicats.
La CES demande que la numérisation soit basée sur le travail de qualité et que la transition soit anticipée et gérée en étroite collaboration avec les syndicats, les CEE et les représentants des travailleurs en général. L’emploi de qualité dans l’industrie 4.0 ou les services intelligents doit être soutenu par un nouveau contrat social avec des droits renforcés et élargis en matière d’information, de consultation et de participation, et par la démocratie sur les lieux de travail. Potentiellement, la numérisation peut même avoir un effet émancipateur grâce à la technologie des capteurs, à l’automatisation[4] et à la robotisation de tâches monotones et répétitives, au contrôle et à la gestion autonome du temps de travail (par ex. en se déconnectant de la messagerie électronique après les heures de travail). Jusqu’à présent toutefois, le principal moteur et l’objectif premier de la numérisation restent encore la réduction des coûts. Une nouvelle réglementation européenne doit être développée sur base des principes énoncés ci-dessus. La CES est prête à soutenir la transition vers la numérisation si le cadre est durable, juste et équitable.
La CES est d’accord avec la Commission sur l’importance d’améliorer les compétences numériques. Cela demande des politiques actives du marché du travail ainsi que la volonté des employeurs de proposer des formations durant les heures de travail. Une mise à jour des compétences doit également être offerte aux chômeurs.
La Commission propose avec raison d’améliorer les compétences numériques et encourage le dialogue social dans ce domaine. La CES est prête à discuter des questions liées aux conséquences de la numérisation sur les pratiques de travail dans le cadre du dialogue social européen, par exemple le congé-formation, le stress, la disponibilité 24 heures sur 24 ou l’écart hommes-femmes et l’écart générationnel dans les TIC.
Un important écart hommes-femmes et une disparité de compétences persistent dans le domaine des TIC en Europe, malgré le fait probant qu’une participation active des femmes dans ce secteur est essentielle pour la croissance de long terme et la durabilité économique de l'Europe. En Europe, les femmes ont tendance à délaisser les études des technologies de l’information et de la communication et sont sous-représentées dans ce secteur, singulièrement aux postes techniques et décisionnaires. Dans une économie numérique, il est impératif d’introduire de nouveaux incitants en matière d’éducation et de formation destinés aux femmes et aux filles dès le plus jeune âge pour qu’elles s’intéressent à l’utilisation et à l’amélioration de leurs compétences en TIC et qu’elles appliquent ces compétences sur le marché du travail en embrassant des carrières dans ce domaine. L’écart générationnel au niveau des compétences doit aussi être abordé.
Des outils pour anticiper et gérer le changement sont essentiels, en particulier une information sur les transformations numériques et les processus de restructuration numérique, une consultation sur les droits en matière de procédure et de participation ainsi qu’une formation actualisée aux compétences numériques. L’impact de la transformation numérique sur ces outils doit être considéré et discuté afin de les adapter ou de les remanier quand cela s’avère nécessaire. La communication de la Commission ne dit rien de l’impact de la numérisation sur la participation des travailleurs.
La balle est maintenant dans le camp du Parlement européen qui doit discuter de la communication de la Commission. La CES appelle le PE à aborder les défis numériques non pas seulement, comme c’est l’habitude, dans une perspective étroite de marché intérieur mais d’un point de vue sociétal, y compris la nécessité de façonner l’avenir de l’industrie, des services et de lieux de travail de qualité en Europe, et basé sur une analyse approfondie du processus de numérisation actuel. Le problème des inégalités croissantes entre « élite » numérique et travailleurs « normaux », et singulièrement l’explosion du nombre de travailleurs collaboratifs, doivent être pris en compte afin d’éviter une augmentation de la précarité et des faux emplois indépendants et la création d’un nouveau secteur à bas salaires.
L’avenir du travail doit être au centre d’un débat sérieux sur la numérisation et doit reposer sur une main-d’œuvre qualifiée dans une société équitable et juste. Mettre l’accent sur les obstacles au marché unique reflète une vision étroite des changements qui se profilent. Il est capital d’orienter la numérisation de manière durable et équitable avant que des millions d’emplois ne soient menacés en Europe[5], et que ne s’aggrave encore un taux de chômage déjà élevé, et avant que les conditions de travail soient dramatiquement affectées. Il est grand temps de lancer un dialogue européen sur la numérisation.
La CES réclame dès lors un forum européen permanent rassemblant la Commission européenne, le Parlement européen et les partenaires sociaux pour débattre de la manière dont une telle vision numérique européenne peut être développée et comment, sur base d’une feuille de route claire, façonner l’avenir numérique de l’Europe, concevoir l’industrie et les lieux de travail 4.0 et des services numériques intelligents. C’est dans ce cadre que doit s’inscrire la demande de certaines parties prenantes pour une régulation sérieuse des plateformes numériques monopolistiques.
[1] Par exemple, les nouveaux services en ligne pour les taxis, le logement, les opérations de change et de crédits, le transport par drones, les nanotechnologies ou l’ingénierie génétique mais aussi les outils numériques tels que les imprimantes 3D permettant de lancer une fabrication par un simple clic de souris, etc.
[2] Position de la CES relative au Règlement général sur la protection des données – améliorer la protection des données des travailleurs, adoptée par le Comité exécutif des 17 et 18 octobre 2012 (/sites/www.etuc.org/files/EN-Data-protection_1.pdf).
[3] www.faircrowdwork.org et www.cloudworker-beratung.de sont des plateformes visant à faire la transparence sur les (médiocres) conditions de travail. Cela fait partie du travail syndical habituel mais se fait ici en ligne.
[4] L’automatisation ne doit pas être synonyme de remplacement des travailleurs par des machines mais d’une nouvelle forme de « collaboration » entre travailleurs et machines qui requiert des compétences différentes.
[5] Selon certaines estimations (L’avenir de l’emploi : dans quelle mesure les emplois sont-ils sensibles à l’informatisation ?, document de travail de l’OMS par le Dr. Carl Benedikt Frey & Michael A. Osborne, http://www.futuretech.ox.ac.uk/future-employment-how-susceptible-are-jobs-computerisation-oms-working-paper-dr-carl-benedikt-frey-m), environ 45% du volume total des emplois sont menacés aux États-Unis. D’après une note du 17 juillet 2014 de Jeremy Bowles, de 45 à 60% de la main-d’œuvre européenne pourrait être affectés par le risque d’automatisation du travail (L’informatisation des emplois européens – qui seront les gagnants et qui seront les perdants face à l’impact des nouvelles technologies sur les anciens modes de travail ?, http://bruegel.org/nc/blog/detail/article/1394-the-computerisation-of-european-jobs/). Par ailleurs, le Commissaire Ansip a annoncé la création de 3 millions d’emplois nouveaux d’ici à 2018 dans la seule économie des applications (Le Soir du 4 juin 2015).