COORDINATION DES ORGANISATIONS SYNDICALES DU CONO SUR (CCSCS)
CONFÉDÉRATION EUROPÉENNE DES SYNDICATS (CES)
DÉCLARATION COMMUNE SUR L’ACCORD D’ASSOCIATION BIRÉGIONAL ENTRE L’UNION EUROPÉENNE ET LE MERCOSUR
Résumé de la déclaration commune
La CES et le CCSCS rejettent l’accord dans son état actuel en raison du fait que :
L’accord ne comporte pas de garanties solides et contraignantes qui assurent la protection et le respect des droits du travail. L’accord ne contient pas d’engagements effectivement applicables pour faire respecter les normes internationales du travail[1] ;
L’accord ne prévoit aucun rôle pour les syndicats pour contrôler et assurer le respect des engagements pris en matière de normes internationales fondamentales du travail et ne reconnaît pas et ne permet pas la création d’un Forum du travail spécifique qui superviserait la mise en œuvre de la dimension du travail de l’accord. En conséquence, l’accord ignore le rôle démocratique des partenaires sociaux (employeurs et syndicats) en tant qu’agents fondamentaux du développement durable ;
L’accord ne tient pas compte des sensibilités et des asymétries entre les deux parties, en particulier le risque de miner les industries nationales des pays du Mercosur et de sous-coter le secteur agricole de l’UE ;
L’accord manque de mécanismes efficaces pour promouvoir les petites et moyennes entreprises, tels que le soutien financier et le transfert de technologie ;
Le chapitre de l’accord consacré à la libéralisation des services n’établit pas d’exemption générale pour les services publics ;
L’accord prévoit des concessions substantielles dans le domaine du transport maritime et n’assure pas une protection suffisante du commerce maritime intra-Mercosur, qui est d’une importance fondamentale.
La CES et le CCSCS appellent les parties à renégocier l’accord afin de prendre dûment en compte les préoccupations des travailleurs et des syndicats des deux parties.
La CES et le CCSCS informent les institutions de l’UE et du Mercosur qu’ils établiront un Forum du travail avec pour objectif de faire pression en faveur d’une renégociation de l’accord et demanderont que les parties institutionnelles aux négociations reconnaissent le Forum du travail et fournissent un financement approprié pour son fonctionnement.
Principales inquiétudes
Le 28 juin 2019, après 20 ans de discussions, un accord de principe a été conclu entre le Mercosur et l’Union européenne sur le pilier commercial de l’accord d’association. Les étapes suivantes impliquent un examen juridique et un ajustement du texte lui-même avant sa traduction, suivi de sa présentation et de sa ratification — éventuelle — par toutes les parties.
Les piliers politique et de coopération de l’accord ont continué à être négociés jusqu’en juin 2020, date à laquelle la négociation a été achevée, sans la contribution des partenaires sociaux ou de la société civile organisée, ce qui a donné lieu à une opacité constante qui couvre l’accord au cours des cinq dernières années. Il n’y a pas eu non plus d’étude d’impact des conséquences économiques, sociales, sur l’emploi et le développement de l’Accord comme condition préalable à son adoption.
Le mouvement syndical représenté par la CES en Europe et le CCSCS dans le Mercosur considère que le respect et la pleine application des normes fondamentales du travail et de l’environnement ainsi que des droits de l’homme constituent une condition préalable essentielle à tout accord commercial entre les deux régions. Leur non-respect ne doit être ni envisagé ni toléré.
Les évaluations d’impact qui auraient dû analyser les conséquences de l’accord ont été retardées dans le cas de l’UE. Il n’existe pas d’études empiriques sur les conséquences pour le Mercosur. Les analyses d’impact n’ont donc pas été prises en compte lors des négociations. Nous avons exprimé à de nombreuses reprises notre inquiétude quant aux effets possibles que les négociations pourraient avoir sur, entre autres, la quantité et la qualité de l’emploi en raison de la vaste libéralisation des échanges, de la déréglementation du secteur des services et de l’ouverture des marchés publics.
De même, nous réitérons notre préoccupation légitime quant au fait que l’accord ne tient pas compte des points de discorde et des asymétries entre les deux parties, et ne contribue pas au développement durable et équilibré de nos sociétés. Malgré les références faites dans le chapitre sur le commerce et le développement durable, nous exprimons notre inquiétude face à l’absence frappante de mesures concrètes pour contrôler la mise en œuvre des normes internationales du travail, en particulier les conventions fondamentales de l’Organisation internationale du travail (OIT) sur le travail décent, la convention 87 sur la liberté d’association et la protection du droit syndical, la violation de la convention 98 sur le droit de négociation collective, et de toutes les conventions relatives à la sécurité sociale. Dans son état actuel, l’accord ne prévoit aucun mécanisme de participation syndicale réelle, ni de sanction en cas de violation de ces conventions.
Nous condamnons l’absence de création d’un Comité consultatif paritaire, composé du Comité économique et social européen (CESE) et du Forum consultatif économique et social du Mercosur (FCES), tel que prévu et institutionnalisé dans l’accord-cadre. Entre autres responsabilités, un tel comité pourrait participer aux analyses d’impact et faire appel aux organes gouvernementaux et de contrôle prévus par l’accord. Nous condamnons l’absence de reconnaissance dans l’accord d’un « Forum du travail » consacré aux questions spécifiques du monde du travail, avec les instruments existants au sein des blocs comme lignes directrices fondamentales, tels que la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne et la Déclaration sociale et du travail du Mercosur, malgré les engagements pris par les parties institutionnelles à de nombreuses reprises, y compris dans des lettres spécifiques, pour établir un tel organe.
Nous constatons avec une inquiétude croissante un biais commercial évident dans la relation potentielle entre les deux blocs en cas de signature et de ratification. En fin de compte, il s’agirait simplement d’un accord de libre-échange de la dernière génération, laissant de côté les principes fondateurs et les mandats qui ont donné lieu aux négociations. Il s’agissait à la base d’un accord-cadre d’association qui visait à approfondir la relation historique entre nos peuples, à renforcer le partenariat entre les acteurs des deux régions, à générer un modèle de développement durable, équilibré et inclusif, avec plus de cohésion et de justice sociale, à garantir le respect de l’environnement, l’institutionnalisation du dialogue social et la promotion du travail décent et à consolider le statut de zone de paix entre les deux régions. Nous sommes maintenant confrontés à la proposition d’un accord très déséquilibré, qui aura un impact négatif sur de vastes secteurs dans les deux régions.
Cet accord n’adopte pas une approche favorable aux questions d’un grand intérêt pour la population en général et les travailleurs en particulier : couverture étendue et rythme accéléré de la baisse des droits de douane dans le commerce des marchandises ; degré élevé de flexibilité des règles d’origine qui a été négocié, manque de protection du secteur industriel dans le Mercosur, qui pourrait mettre en péril sa survie même ; érosion du pouvoir d’achat de l’État, comme indiqué dans le chapitre sur les marchés publics ; détérioration des chaînes d’approvisionnement régionales si laborieusement mises en place dans le Mercosur depuis tant d’années, absence de mécanismes efficaces pour promouvoir les petites et moyennes entreprises, tels que le soutien financier et le transfert de technologie ; l’absence de protection suffisante du commerce maritime intra-Mercosur, où l’interconnexion des fleuves, qui vont souvent au-delà du transport national, est d’une importance fondamentale, et l’absence totale d’études sur les impacts économiques, sociaux, professionnels et environnementaux de l’accord dans les pays du Mercosur, qui connaissent déjà une situation économique et sociale très difficile.
Entre-temps, le mouvement syndical dans les deux régions a été sensibilisé à une éventuelle scission de l’accord, dans le but d’appliquer le pilier commercial en priorité. Nous devons souligner que nous sommes fermement opposés à cette option, qui établirait d’une part un accord de libre-échange et d’autre part un accord politique et de coopération, avec des mécanismes et des délais différents pour leur approbation et leur entrée en vigueur. L’objectif de cette division potentielle est d’assurer l’approbation du pilier commercial, permettant l’application immédiate de l’ALE, tout en reléguant l’accord politique et de coopération au second plan. Ainsi, le pilier de la coopération n’a pas été abordé. Si cette division devait avoir lieu, le pilier de la coopération serait retiré du pilier commercial, bien qu’il s’agisse d’un des sujets multilatéraux les plus pertinents, à un moment historique où les nations se sont engagées dans un programme de développement par le biais des objectifs de développement durable (ODD). La relation requise entre le commerce, le développement et la coopération ne serait donc pas prévue, en tant que condition préalable au renforcement des ODD et du multilatéralisme que les parties prétendent soutenir et encourager.
Au cours des derniers mois, la société civile des deux régions a vivement critiqué les effets de l’accord sur l’environnement. La destruction des ressources naturelles liée à l’expansion des terres agricoles, aggravée par l’utilisation de produits hybrides ou génétiquement modifiés et d’herbicides et de pesticides produits par des multinationales, dont beaucoup sont basées en Europe et interdites dans leur pays d’origine, mais vendues à celles du Mercosur. Autant de problèmes qui vont, une fois de plus, conduire les économies du Mercosur à dépendre des produits de base, tout en concentrant les profits dans les mains des entreprises exportatrices. Cela aura un impact négatif sur l’existence même des modèles de production durable, imposant des conditions de vie et de travail dangereuses à des milliers de travailleurs ruraux, détruisant la biodiversité et menaçant l’existence de la forêt amazonienne. L’accord, tel qu’il se présente actuellement, conduit inévitablement à un modèle de production qui facilite la désindustrialisation du Mercosur et la concentration des richesses, avec un impact sur l’emploi, la production à valeur ajoutée, la qualité de vie et les possibilités de développement durable. Nous dénonçons le fait que l’accord sur la mise en œuvre des normes environnementales internationales et l’accord de Paris ne prévoient aucune mesure concrète de suivi.
L’accord dans le contexte de la pandémie de COVID-19
La crise économique qui a débuté en 2008 a fait payer un lourd tribut aux travailleurs en termes de pertes d’emplois et d’inégalités croissantes. La crise sanitaire provoquée par la pandémie de COVID-19 a encore aggravé une situation déjà critique. Elle aura des conséquences encore imprévisibles sur l’économie mondiale, entraînant une augmentation du chômage, de la pauvreté et de la précarité de l’emploi. En tant que syndicats, nous nous battons pour repousser toutes les attaques contre l’État de droit et la démocratie dans ces circonstances mondiales exceptionnelles.
Les syndicats sont consternés par la progression d’une attaque systémique contre les démocraties et l’État de droit sur les deux continents, mais surtout en Amérique du Sud. Nous sommes préoccupés par les nouvelles actions qui, à travers des secteurs du système judiciaire, certains parlements et des secteurs concentrés des médias, exercent une ingérence déstabilisatrice permanente dans plusieurs pays. L’histoire a toujours trouvé des syndicats qui défendent la démocratie et la solidarité internationale.
La situation actuelle cible plus clairement que jamais les secteurs les plus touchés de la société, ceux qui, même avant la pandémie, avaient du mal à survivre et qui, aujourd’hui, ne pourraient pas continuer à le faire sans une action proactive et protectrice de l’État. L’incertitude règne en maître et nous ne savons pas encore comment nous sortirons de cette situation, ni combien d’aspects de notre monde futur seront organisés. La question est donc de savoir si ce contexte est propice à la signature d’un accord rigide et déséquilibré, forgé dans un monde qui n’existe plus, et fondé sur des paradigmes qui se sont révélés faux. Nous devrions plutôt penser aujourd’hui à un modèle social, culturel, politique, économique et environnemental différent, qui nous permette de construire une relation fondée sur une plus grande égalité, l’inclusion et la justice sociale et la durabilité environnementale.
La CES et le CCSCS rejettent l’accord dans son état actuel, car il ne répond à aucune des préoccupations que nous avons exprimées pendant de nombreuses années.
Nous soutenons la position du Parlement européen qui a souligné que l’accord UE-Mercosur ne peut être ratifié en l’état[2]. Nous demandons donc la réouverture des négociations afin de respecter les mandats et les principes fondateurs desdites négociations, à savoir : l’extension des relations politiques, économiques, sociales et culturelles fondées sur les principes de paix, de développement durable, de commerce équitable et équilibré, de travail décent et de justice sociale, ainsi que de dialogue social institutionnalisé.
Le CCSCS et la CES exigent que les négociations se concentrent sur les personnes et leurs droits fondamentaux, le travail décent et la solidarité avec les plus vulnérables, le respect de l’environnement et la défense de la démocratie. Nous voulons des relations qui contribuent à construire des modèles de développement durable, avec un meilleur équilibre économique, une plus grande cohésion et une justice sociale, conformément aux objectifs et aux engagements de l’Agenda 2030 des Nations Unies.
La CES et le CCSCS continueront à défendre leur position concernant une relation harmonieuse et équitable entre l’Union européenne et le Mercosur.
Février 2021
[1] Les syndicats sont confrontés à une répression et une violence croissantes au Brésil. La CSI classe le Brésil parmi les pires pays du monde pour les travailleurs en raison de l’assassinat de dirigeants syndicaux, de la répression généralisée des syndicats et de la répression brutale des grèves. En 2019, le Brésil a comparu devant le comité de l’OIT pour l’application des normes relatives à la violation par le gouvernement de la convention 98 de l’OIT sur la liberté d’association : https://www.ituc-csi.org/ituc-global-rights-index-2020
[2] Textes adoptés - Mise en œuvre de la politique commerciale commune – rapport annuel 2018 — Mercredi 7 octobre 2020 (europa.eu)