Londre, 23/10/2007
Seul le texte prononcé fait foi
Allocution prononcée à la London School of Economics
Monsieur le Président, Mesdames et Messieurs, il y a peu de mots qui peuvent susciter autant de frayeur dans les cœurs et les esprits de nombreux syndicalistes que celui de mondialisation.
Il est associé à toute une série de connotations, la plupart négatives.
La première est celle d’une délocalisation du travail vers des pays à main-d’œuvre bon marché.
L’ouverture et le développement économique de pays asiatiques capables de produire des biens et des marchandises à bon marché sur une grande échelle constituent les principales menaces. Le nombre de travailleurs participant à l’économie mondiale a triplé depuis 1990. Nous avons vu et nous voyons encore l’impact de cette évolution sur toute une série d’industries depuis le textile jusqu’aux chaussures en passant par les vêtements. Mais la gamme d’industries et, dans une mesure croissante, de services concernés s’élargit rapidement alors que la technologie les rend commercialisables sur de grandes distances et que les économies dites « émergentes » progressent dans la chaîne de valeur.
La mondialisation, cela signifie également l'immigration de personnes désireuses et capables de travailler à meilleur marché que les travailleurs locaux. Comme Adair Turner l’a montré, il apparaît au Royaume-Uni que les niveaux de migration ont, sans aucun doute, influencé négativement le salaire réel (ou réduit les augmentations de salaire), au niveau du travail non qualifié particulièrement, mais également pour certains métiers qualifiés.
Une troisième implication du mot mondialisation est l’accroissement de la puissance du capitalisme financier opposé au capitalisme industriel. Les fonds et les banques d’investissement, et leurs corollaires provisoires, les sociétés de capital-investissement et les fonds spéculatifs sont à l’affût des hauts rendements dans le monde entier. Actuellement, aucun pays ne leur est fermé. Depuis l’effondrement du communisme, ils ont le monde à leurs pieds, et ne doivent craindre la résistance d’aucune idéologie. Ils sont les nouveaux titans de ce monde et, c'est le moins que l’on puisse dire, peu sensibles au type de pratiques que le capitalisme industriel avait appris à apprécier – souvent de mauvais gré d’ailleurs – de la part des syndicats et du pouvoir gouvernemental ; telles que, par exemple, la mise en place d’engagements à long terme et la conclusion d’obligations mutuelles avec les travailleurs. Le capitalisme financier, par contre, est souvent prêt à toutes les aventures et est caractérisé par des relations à court terme et l’exploitation abusive. Et, comme nous l’avons vu dans les derniers mois, il peut être également hautement instable.
Si nous additionnons tous ces facteurs, qu’obtenons-nous ?
Tout d’abord, une impression de désillusion envers la politique. Cette dernière est désormais asservie au marché. Beaucoup considèrent qu’elle ne peut pas beaucoup influencer la sphère économique. La règle, spécialement dans ce pays, est que le marché doit être libre et que les entrepreneurs doivent avoir toute liberté d’action. Sinon, ils pourraient émigrer. (Incidemment, notons que des entreprises britanniques vénérables au sein d’institutions vénérables telles que la Lloyds of London, transfèrent leur base imposable aux Bermudes). La taxation britannique sur les grandes entreprises et les grandes fortunes semble être plus une affaire de donation volontaire qu’une obligation et la base imposable tend à s’éroder partout en Europe. La politique ne semble pas pouvoir intervenir notablement dans ce mécanisme, ni en s’opposant à l’inégalité croissante, ni pour freiner la vente d’entreprises britanniques à des mains étrangères.
En ce qui concerne ce dernier point, cinquante pour cent des Britanniques employés par des entreprises à responsabilité limitée travaillent désormais pour des sociétés détenues par des mains étrangères, et c’est au cours des 20 dernières années que cette proportion a le plus augmenté. Face à ce bradage du patrimoine du Royaume-Uni et à la dilapidation d’intérêts britanniques, comme dans le cas d’Airbus, le gouvernement reste impuissant et sa seule réaction, assez bancale, est que cette affaire ne concerne que les actionnaires.
Une seconde conséquence de la mondialisation est une marée de protectionnisme. Nous avons vu cela lors du référendum français sur le traité constitutionnel européen. Et ceci est évident dans beaucoup de pays où l’on assiste à des débats sur les champions nationaux et la protection commerciale. Pour être honnête, ceci n’est pas spécialement évident au Royaume-Uni. Nos nationalistes vitupèrent contre les modifications marginales dans les relations du Royaume-Uni avec l’UE telles qu’elles s’expriment dans le traité de réforme conclu la semaine passée à Lisbonne, mais quand il s’agit de la mainmise étrangère sur des entreprises clés, ils sont absolument indifférents. Faut-il conclure qu’ils ne sont pas inquiets de voir que l’argenterie familiale est en train d’être vendue ? Ne se préoccupent-ils pas que les sièges de décision se déplacent en France, en Allemagne, aux USA, aux Pays-Bas et au Moyen-Orient, en Russie ou en Chine ? Pourquoi ne manifestent-ils aucun intérêt pour les « fonds souverains » ? Ils sont indifférents à ce réel défi à la souveraineté nationale, préférant s’attaquer aux moulins à vent de Bruxelles.
Dans d’autres pays, les choses se passent de façon différente. L’Allemagne a récemment fixé des limites strictes aux reprises étrangères. En France, il serait impensable que certaines entreprises françaises soient autorisées à passer dans des mains étrangères. L’Italie et l’Espagne et, bien sûr les USA, ont leur système, formel ou informel, pour protéger leurs entreprises clés. Même un fonds souverain relativement insignifiant comme celui de Dubaï a eu des problèmes aux USA lorsqu’il s’est agi d’acquérir P&O et ses ports américains.
Interrogé sur son opinion quant à l’ouverture de la Grande-Bretagne à la main mise étrangère, un grand homme d’affaires allemand, a déclaré: « Je dirai dans 20 ans si cette unique expérience a fonctionné. Mais c’est un sacré risque. »
La troisième conséquence de la mondialisation est qu’il y a des signes d’une préoccupation croissante concernant les travailleurs migrants, et on peut s’attendre à de nouvelles restrictions à l’afflux de main-d’œuvre venant de l’extérieur de l’Union. Mais je suis fier de dire que la tolérance vis-à-vis de la migration a généralement été admirable et que le TUC et ses syndicats membres maintiennent une politique généreuse (bien que, dans un sens, ceci reflète peut-être une situation du marché du travail généralement encore favorable).
Une autre conséquence de la mondialisation est un vaste sentiment de malaise. Malgré la croissance de la prospérité, malgré une abondance sans pareille - bien que répartie de façon inégale - tous les sondages tendent à montrer que l’insécurité et l’insatisfaction ont atteint un haut niveau. Certaines raisons de cette évolution se situent en dehors de mon propos de ce soir, mais le contexte économique et du marché du travail en constitue indiscutablement l’un des facteurs. Il y a certainement eu un accroissement de l’inégalité dans certains de nos pays (et également aux États-Unis et ailleurs). En outre, les travailleurs et les citoyens sont de plus en plus préoccupés par les risques croissants auxquels ils sont confrontés, et du fait que ni les employeurs, dont les visions sont de plus en plus à court terme, ni les gouvernements nationaux, de plus en plus axés sur la « compétitivité nationale », ne sont en mesure d’apporter la sécurité nécessaire.
C’est le contexte du débat actuel dans l’Union européenne sur la « flexisécurité », un concept utilisé pour décrire le modèle danois qui a réussi la reconversion d’une économie basée à l’origine sur l’agriculture et l’ingénierie maritime. Les travailleurs d’autres pays constatent avec inquiétude que c’est un dispositif visant à abolir le travail régulier et la protection contre les licenciements abusifs. Même la Commission européenne a exprimé des constats inquiétants selon lesquels la notion d’emploi pour la vie serait une chose révolue (pas au sein de la Commission européenne); et il est question des travailleurs réguliers, qui barrent aux jeunes, aux migrants et aux femmes l’accès aux emplois intéressants et les maintiennent dans des situations précaires. Nous avons adopté avec les employeurs européens une analyse conjointe à ce sujet qui rétablit l’équilibre, mais cette impression d’insécurité a été encouragée dans certains pays et le dommage est fait.
Jusqu’ici, mon exposé semble être une suite des « Misérables » et pourrait faire penser que la mondialisation n’est que malheur et désolation et que seuls les stoïciens pourraient y survivre.
En fait, j’ai passé une partie importante de ma vie à expliquer aux syndicalistes que la mondialisation n’est pas « Les Misérables II » et que malgré certains aspects inquiétants, elle comporte indiscutablement des éléments positifs.
D’abord, les Européens doivent se rendre compte que la mondialisation a été inventée par l’Europe et pour l’Europe. J’ai raconté à Richard, avant cet exposé, que j’ai trouvé un vieil atlas scolaire de mon père datant de 1907. En regardant une carte du monde, je n’ai trouvé que six pays qui n’étaient pas européens ou colonies européennes ou anciennes colonies européennes. Voyons si vous pouvez les nommer. (Le Japon, la Corée, la Perse, le Siam, l’Abyssinie, le Tibet).
Vous voyez où je veux en venir. Il y a moins de 100 ans, le monde était nettement dominé par l’Europe. Ce serait considéré comme une grossière hypocrisie dans les autres parties du monde si nous nous plaignions parce que d’autres font mieux aujourd’hui.
Ce n’est pas que l'Europe se porte mal. Au contraire, l'Allemagne est devenue le pays exportateur numéro un au monde et dispose d’un solde commercial excédentaire contrairement aux États-Unis ou au Royaume-Uni. Les pays de la zone euro présentent une situation commerciale équilibrée et maintiennent leur propre marché international face à la concurrence grandissante des marchés émergents. Le niveau de vie n'a cessé d'augmenter dans la plupart des pays, et, en particulier, en Europe centrale et orientale. Ici, au Royaume-Uni, les salaires réels ont augmenté de 24 % au cours des 10 dernières années. Malgré tous ses problèmes, l'UE est une superpuissance économique, comme l'a récemment mentionné le président Hu Jintao dans son discours à l'occasion du Congrès du Parti communiste chinois. Il est tout simplement faux d'affirmer que toute mondialisation est une mauvaise nouvelle.
Il y a actuellement davantage de gagnants que de perdants suite aux ouvertures des marchés au cours des 17 dernières années environ, et bon nombre d'entre eux se trouvent en Europe.
En effet, la plus grande réalisation de l'Union européenne jusqu'à ce jour est la manière dont elle a ouvert la voie de la prospérité en Europe. Les pays pauvres ont rattrapé leurs riches voisins. L'Italie a peut-être été le premier pays dans les années soixante et l'Irlande a été un exemple spectaculaire dans les années quatre-vingt-dix. L'Espagne présente également de solides performances. Les nouveaux États membres affichent maintenant des taux de croissance élevés et leur niveau de vie augmente rapidement, créant des marchés attractifs pour les économies traditionnellement plus fortes. Même si personne ne peut dire avec certitude comment cela a été réalisé, le marché unique y a certainement contribué ainsi que les Fonds structurels : il est en tout cas clair que l'adhésion à l'UE a été grandement bénéfique aux nouveaux et aux anciens États membres. Les nouveaux États membres ne se développent pas uniquement sur le plan économique, mais sur celui de la démocratie. Ils tranchent avec les pays situés à l'Est de l'UE comme l'Ukraine, où l'influence de la Russie est très forte et où cette dernière n'encourage pas la création de voisins forts, indépendants et démocratiques.
Imaginez un instant qu'il n'y ait pas d'UE, quelles seraient les pressions sur les États baltes ou même la Pologne face au nouvel essor de la Russie. Il y a une tendance vers plus d’égalité entre les pays dans un monde qui, à bien d'autres égards, devient plus inégalitaire.
Cependant, tout comme les tendances et les inquiétudes signalées au début de cette allocution ne signifient pas que la mondialisation soit un désastre, ce que je viens d'affirmer ne m'amène pas à conclure que la mondialisation est un bien sans mélange. Il y a également un côté sombre, particulièrement ressenti dans les pays émergents, représenté par le spectacle sordide du travail des enfants et parfois de l’esclavage, les pratiques de santé et de sécurité effroyables, par le travail épuisant, par l'exploitation et par les bas salaires.
Il y a également des perdants en Occident (les personnes peu formées et sans qualification, les travailleurs des manufactures et de certains services qui se délocalisent, et les travailleurs âgés qui éprouvent des difficultés à s’adapter).
Nous devons considérer les deux visages de la mondialisation et nous devons tirer les conclusions correctes : l’Europe et l'Occident doivent orienter la mondialisation de manière bien plus calculée et équitable tant que c’est encore possible.
Actuellement, dans le mouvement syndical mondial et européen, la nouvelle CSI (issue de la fusion entre la CISL et la Confédération mondiale du travail) mène un débat sur une dimension sociale de la mondialisation. Ce débat ne déchaîne pas les passions pour le moment. Il est vrai que nous avons l'Organisation internationale du travail qui fête son 90e anniversaire en 2009 et qui a beaucoup contribué à encourager les normes sociales et du travail. La reconstruction de l'Europe occidentale après la seconde guerre mondiale, basée sur les États-providences, les services publics et les syndicats forts doit beaucoup à la philosophie et aux pratiques de l'OIT, et, à son tour, celle-ci devait beaucoup aux idées de grands syndicalistes britanniques tels que Bevin et Citrine.
Cependant, à l'heure actuelle, l'OIT éprouve des difficultés à intégrer son travail dans les programmes des autres organismes en charge de la gouvernance mondiale tels que le FMI, la Banque mondiale et l'Organisation internationale du travail. Ce n'est pas le rôle du « Consensus de Washington » d'inclure les normes sociales et de travail. Les pays émergents considèrent également de telles normes comme encore un autre exemple du protectionnisme sournois des économies traditionnellement fortes et supérieures essayant, par exemple, d'utiliser les normes du travail pour réduire un de leurs rares avantages concurrentiels, c'est-à-dire la main-d'œuvre bon marché et exploitable. Pour un bon nombre d'entre eux (l'Inde est l'exemple principal), les normes de l'OIT ont lié le montant commercial au protectionnisme européen et nord-américain.
J'ignore comment nous pourrons régler ce problème à moins qu'il y ait un effort concerté entre les États-Unis et l'Union européenne. Pour l'instant, la volonté de régler ce problème fait défaut, pas uniquement au niveau de l'administration Bush mais également dans de nombreuses capitales européennes. Pourtant, l'UE peut jouer un rôle de premier ordre dans ce problème.
À l'occasion de notre dernier Congrès du mois de mai, la CES a signalé son intention de se mobiliser pour plaider en faveur d’une UE encourageant le syndicalisme, pas seulement en Europe mais dans le monde entier. Les syndicats puissants ont pour effet de partager les avantages de la productivité et d'agir comme un frein sur l'inégalité. Dans de nombreux endroits au monde, ils ont besoin d'encouragement et de soutien.
Cette tâche doit tout d’abord être mise en œuvre par l’UE, la partie la plus « sociale » du monde.
Néanmoins, le progrès social au sein de l’UE n’a pas suivi le développement du marché intérieur. L’objectif du renforcement de l’harmonisation sociale, ancré dans le traité de Rome, n’a pas été accompli. L’UE a développé le marché intérieur en cherchant à supprimer les obstacles à la concurrence, à promouvoir la libre circulation des marchandises, des services, des capitaux et de la main-d’œuvre, de sorte qu’elle risque d’être considérée plus comme une menace que comme un atout pour le progrès. Le progrès social n’ayant pas suivi, elle a perdu de façon manifeste son support dans certains pays européens, et ceci a entraîné un renforcement du protectionnisme, du nationalisme et de la xénophobie.
L’intégration européenne sociale, politique et économique n’a jamais été un processus rectiligne. Ceci n’est pas le première période difficile et ce ne sera pas la dernière. Mais il y a un doute croissant quant au désir et à la capacité des États membres et de la Commission d’accomplir les prochaines étapes nécessaires pour la poursuite de l’intégration européenne. L’élargissement est un grand succès, mais l’approfondissement de l’intégration européenne ne progresse pas de la même façon que l’élargissement de l’UE – ainsi que le montre la réaction du Royaume-Uni à la réforme de l’UE.
Néanmoins, dans l’optique des syndicats, l’Europe recèle pas mal d’atouts. Elle reste la région du monde avec la plus grande proportion de main-d’œuvre affiliée à des syndicats, avec des États où le bien-être et les services sociaux sont les plus forts, où la vie politique, sociale et économique est centrée sur la démocratie universelle, le bien-être social et les droits fondamentaux de ses citoyens. L’UE est également une zone intégrée comptant 27 pays et 493 millions d’habitants dans un marché unique. De ce fait, elle dispose d’un potentiel économique et commercial énorme.
Le chômage reste beaucoup trop important ; beaucoup des nouveaux emplois créés sont précaires, sans aucune sécurité ; la croissance économique est trop faible, en moyenne, et dans beaucoup de pays (pas dans tous) l’âge moyen de la population s’élève suite à une amélioration (bienvenue) de la longévité combinée avec de faibles taux de natalité ; il y a un manque d’égalité entre les hommes et les femmes et un manque d’équilibre travail-vie privée, l’exclusion sociale et les inégalités de la distribution des revenus et des richesses sont croissantes. Beaucoup d’Européens sont désarçonnés par la mondialisation et assistent avec inquiétude à la délocalisation des emplois vers des pays où les coûts sont moindres.
En même temps, les syndicats européens eux-mêmes sont confrontés à des problèmes ardus. Dans certains pays, le nombre d’affiliés est faible, souvent du fait du déclin de l’emploi dans le secteur de la fabrication, domaine où les syndicats étaient traditionnellement fortement représentés. La population active est maintenant plus diversifiée, et cette pluralité de situation et de besoins représente un autre défi pour les syndicats européens. Nous devons intégrer leurs exigences dans notre action syndicale et organiser les secteurs des services privés, les petites et moyennes entreprises, les femmes et les jeunes travailleurs ainsi que les sous-traitants, les travailleurs intérimaires, les faux indépendants, économiquement dépendants, les travailleurs intellectuels qualifiés, les migrants, les étudiants, les titulaires d’emplois précaires, les indépendants et les travailleurs provenant de minorités ethniques.
Et les défis vont en s’élargissant. Beaucoup de personnes dans le monde des affaires et de la politique se demandent si l’Europe a un modèle social propre ou s’il s’agit tout juste de la juxtaposition de modèles distincts. Ceci malgré le Conseil de Barcelone qui a défini le concept de l’Europe sociale comme incluant le dialogue social, l’accès aux services publics, la cohésion sociale et la lutte contre la pauvreté. La vision d'une Europe sans modèle social est invoquée pour contrer la politique sociale des États membres et justifier l’affirmation selon laquelle il y aurait moins d’intérêt au sein de l'UE pour une réglementation sociale et du travail dans l'Europe entière qu’il y a dix ans. Au lieu de cela, l'accent est mis actuellement sur la déréglementation, la diminution des tâches administratives, et la levée des obstacles au marché unique.
Cela pourrait avoir pour conséquence que les normes du travail soient menacées par des mesures destinées à encourager la libre circulation du travail ; il y a actuellement cinq affaires pendantes auprès de la Cour de justice des Communautés européennes dans lesquelles ce principe est en jeu. Certains employeurs remettent le dialogue social en question, rejettent les conventions collectives et cherchent à contourner et parfois à combattre les syndicats ; même si, la semaine dernière, nous nous sommes mis d'accord avec BusinessEurope sur une analyse et des recommandations communes importantes sur les marchés du travail et la flexicurité. L'application complète de la législation de base du travail dans le monde est une condition nécessaire à la consolidation du modèle social européen.
Je dois également mentionner le défi posé par le réchauffement planétaire et la nécessité de rendre notre croissance économique durable. L’importance de ce défi et de ses conséquences sociales potentielles est maintenant beaucoup plus largement prise en considération. Notre but est de nous lancer dans une offensive pour une croissance « intelligente » en augmentant les investissements dans l’éducation et la formation, la recherche et l’innovation, pour que l’Europe devienne un centre scientifique important dans le monde, à la pointe de la créativité, combinant le plein emploi et le bien-être fort à une production et un mode de vie durables. L’Europe doit faire tout ce qu’elle peut pour construire un monde sûr et meilleur pour les générations futures.
Ces objectifs sont menacés par les pressions de plus en plus à court terme appliquées par les investisseurs financiers, parmi lesquels les sociétés de capital d’investissement et les fonds spéculatifs sont les prédateurs les plus manifestes. Ils utilisent les sociétés traditionnelles comme véhicules pour des spéculations plutôt que de promouvoir la croissance par l’investissement dans de nouvelles technologies. Ce nouveau capitalisme « casino » ou « sauterelle » est une menace pour l’emploi sûr, le développement durable, l’innovation et les capacités des syndicats à négocier. Les capitalistes « casinos » n’ont aucun intérêt à un dialogue ou un partenariat social ni à aborder les conséquences négatives des rémunérations excessives des cadres de haut niveau. L’Union européenne doit prioritairement veiller à mettre en place une réglementation authentique des marchés financiers.
À un niveau plus mondial, quelles que soient la nature et l’origine de l’activité économique du financement du capital, il y a un besoin urgent de régulation basée sur une législation européenne et internationale d’une part et sur la capacité des syndicats à s’impliquer dans les entreprises de l’autre. L’objectif de cette législation est de rétablir l’équilibre entre les intérêts des employés, des entreprises et des investisseurs. Le sens de la responsabilité sociale des entreprises et la nécessité d’intégrer le développement durable dans leur stratégie doivent déboucher sur une nouvelle gouvernance des entreprises au niveau européen.
Tout ceci fait ressortir l’importance d’une forte dimension sociale en Europe et dans le monde.
J’ai évoqué le débat sur l’existence réelle d’une dimension ou d’un modèle social en Europe. Le gouvernement du Royaume-Uni fait partie de ceux qui ont remis en cause la raison d’être du concept d’un modèle unique dans 27 différents pays ; vu les différences entre la Suède et la Bulgarie, l’Italie et l’Irlande, par exemple, comment est-il possible de construire une Europe sociale unique ?
Souvent, ceci semble constituer pour nous, au sein de la CES, un argument pour interrompre la poursuite de la régulation sociale en Europe. Il est utilisé pour justifier l’injustifiable telle que l’adoption par le Royaume-Uni d’un opt-out sur la Charte des droits fondamentaux pour protéger les lois antisyndicales de Mme Thatcher et de M. Tebbit et priver les travailleurs du Royaume-Uni des mêmes possibilités d’atteindre les meilleurs standards européens.
Cependant, il existe un modèle social européen dans certains domaines, et celui-ci doit être étendu.
Il existe dans le domaine de la santé et la sécurité, où le droit européen, reflétant d’ailleurs souvent les droits et les standards britanniques, vise à empêcher dans le marché unique une concurrence qui serait basée sur des standards de santé et de sécurité médiocres.
Il existe dans le domaine du droit sur l’égalité, où les principes d’égalité de salaire, de droit à la maternité et à la paternité et la non-discrimination sont ancrés dans le droit européen.
Il existe dans les droits à l’information et à la consultation et dans les comités d’entreprises, établis maintenant dans plus de 800 entreprises.
Il existe dans le droit de protéger ceux qui sont considérés comme les travailleurs atypiques et qui sont maintenant très typiques – travailleurs à temps partiel, travailleurs avec un contrat à durée déterminée. Un âpre combat est actuellement mené en vue d’étendre la protection aux travailleurs des agences d’intérimaires.
Il existe dans le travail migrant. La directive relative aux travailleurs détachés donne enfin une protection aux travailleurs migrants.
Tous ces droits ainsi que d’autres sont exposés dans un document rédigé par David Lea et Stephen Hughes.
Et surtout, il y a un marché intérieur qui englobe le marché intérieur du travail. Il doit y avoir des règles pour la migration du travail et des standards de base que les chefs d’entreprise doivent observer.
Nous devons poursuivre cet aspect de la régulation sociale. J’ai déjà mentionné les travailleurs intérimaires. Dans notre agenda, nous avons également les droits à la formation, les droits d’extension de la consultation pour les travailleurs affectés par les modifications, les droits de comités d’entreprise européens plus forts pour les travailleurs intérimaires, et un contrôle efficace du temps de travail.
Les débats actuellement en cours au sein de l’UE sont encourageants. À côté de l’accord relatif au traité de réforme de la semaine passée, les chefs de gouvernement ont également examiné un document intitulé « Réussir le défi de la mondialisation » et ont reconnu que les réalités sociales de l’Europe présentent des changements importants et qu’il y aurait lieu de dégager des moyens plus efficaces pour préserver les droits existants des citoyens, à savoir l’accès à l’emploi, à l’éducation, aux services sociaux, aux soins de santé et à d’autres formes de protection sociale partout en Europe, et également en dehors de l’Europe.
Pour conclure, suis-je optimiste ou pessimiste ? Candide ou Jérémie? La réponse, plutôt hésitante, est : ni l’un ni l’autre. Mais je suis conscient que le travail syndical vise à faire le mieux de toute situation et que la clé de la réussite de la mondialisation passe par le renforcement des syndicats et de leur influence et par une action gouvernementale efficace sur le plan mondial européen et national.
Si nous laissons libre cours aux forces de l’entreprise et du capital, cela débouchera, je peux le prédire, sur l’augmentation du protectionnisme, la désillusion quant à la démocratie et une occasion pour les puissantes forces antidémocratiques de faire leur réapparition. La mondialisation ne doit pas être abandonnée aux seuls chefs d’entreprises.