Réponse de la CES à la première phase de consultation des partenaires sociaux au titre de l’article 154 du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne sur une éventuelle action visant à relever les défis liés aux conditions de travail dans le cadre du travail via des plateformes
Résolution adoptée lors du Comité Exécutif virtuel du 22-23 mars 2021
Introduction
La CES se félicite de la première phase de consultation des partenaires sociaux au titre de l’article 154 du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne sur une éventuelle action visant à relever les défis liés aux conditions de travail dans le cadre du travail via des plateformes. Des affaires judiciaires et des décisions administratives récentes ont révélé que les plateformes continuent d’enfreindre les lois en ce qui concerne le respect des droits des travailleurs et reconnaissent, encore et encore, que les travailleurs sont qualifiés à tort de (faux) travailleurs indépendants alors que les plateformes, à l’aide de leur outil de gestion algorithmique, se comportent comme des employeurs.
L’objectif de la CES est double : 1. obtenir des droits pour les travailleurs atypiques (y compris les travailleurs des entreprises de plateforme), qu’ils travaillent en ligne ou hors ligne, et 2. rendre la numérisation de l’économie compatible avec la relation de travail et le respect des droits fondamentaux des travailleurs.
La réponse de la CES s’articule autour des sept priorités politiques suivantes :
1. Nous devons passer de la situation actuelle, où la partie la plus vulnérable de la relation de travail dans le travail de plateforme (le travailleur) est souvent considérée comme indépendant sans bénéficier de l’autonomie que ce statut confère, à une situation caractérisée par une présomption de salariat, complétée par
2. Un renversement de la charge de la preuve par les plateformes, qui devront apporter la preuve tangible qu’il n’existe pas de relation de travail entre elles et les travailleurs sur leurs plateformes respectives. Il ne fait aucun doute que, dans ce cas de figure, une armée d’avocats défendant les plateformes numériques s’emploierait sans relâche à démontrer que ces travailleurs sont réellement des travailleurs indépendants.
3. Une entreprise de plateforme numérique est (à l’instar d’une entreprise ordinaire) un employeur, une agence (intérimaire) ou un intermédiaire. Les plateformes ne sont pas de simples intermédiaires numériques, mais bien des « entreprises » disposant d’un large éventail de prérogatives et pouvoirs de gestion. Elles devraient, par conséquent, assumer toutes les obligations qui découlent de ce statut, notamment la fonction d’employeur, le cas échéant. Il sera donc nécessaire de lier ces entreprises de plateforme numérique à leur secteur d’activité ainsi qu’aux diverses dispositions et réglementations qui existent dans ce secteur et qui ont été négociées dans le cadre de la négociation collective par les partenaires sociaux.
4. La CES s’oppose fermement à la création d’un troisième statut à mi-chemin entre celui de « salarié » et celui de « travailleur indépendant ». Les travailleurs des entreprises de plateforme n’ont nullement besoin d’une législation du travail spécifique (et plus restreinte) différente de celle qui s’applique aux travailleurs.
5. S’agissant de l’accès aux droits collectifs et individuels, une initiative européenne devrait couvrir l’ensemble des travailleurs non-standard [1] et des travailleurs des entreprises de plateforme (y compris les travailleurs indépendants). La CES estime que les travailleurs des entreprises de plateforme ne constituent pas, de par leur nature, une nouvelle catégorie de travailleurs, étant donné qu’un musicien, un livreur, un journaliste ou un agent d’entretien se trouvent dans la même situation, caractérisée par une absence de protection sociale et une difficulté à s’organiser et à négocier collectivement. Si une initiative ciblait uniquement les travailleurs des entreprises de plateforme, qu’est-ce qui permettrait de leur accorder plus de droits qu’à un travailleur domestique (travailleur atypique) ou à un travailleur indépendant sans salariés de l’économie hors ligne ? Il s’agirait, de fait, de la création d’un troisième statut.
6. Le champ d’application d’une initiative concernant le travail via des plateformes devrait couvrir à la fois les plateformes de travail sur site et les plateformes de travail en ligne. Il n’existe pas de distinction claire entre le fonctionnement de ces plateformes pouvant justifier de ne pas légiférer sur leurs activités. La numérisation de l’économie et la progression du télétravail renforcent la nécessité de faire en sorte que, à l’avenir, les plateformes de travail numérique respecteront les droits sociaux et les droits du travail. Si cet objectif n’est pas atteint, des entreprises dans différents secteurs pourraient profiter de l’occasion pour fragiliser les mesures de protection de l’emploi [2].
7. Une action européenne commune et cohérente respectant pleinement les systèmes nationaux de relations de travail est nécessaire, la plupart des plateformes étant des entreprises multinationales. Les propositions de la CES (présomption de salariat et renversement de la charge de la preuve, obligations des plateformes en tant qu’entreprises et employeurs) ne nécessitent pas d’apporter des modifications à la définition de « travailleur » établie par les États membres ; le principe de subsidiarité et l’autonomie des partenaires sociaux sont donc respectés.
La CES attend beaucoup de l’initiative de l’Union européenne sur le travail via des plateformes. L’inaction prive des millions de travailleurs de l’accès à leurs droits fondamentaux. Des mesures législatives inappropriées permettant aux plateformes de continuer de violer ces droits auraient une incidence désastreuse sur les travailleurs et le monde du travail. Si nos lignes rouges ne sont pas respectées et s’il s’avère que l’option retenue est la dernière, le mouvement syndical prendra ses responsabilités pour éviter ce scénario.
I. Estimez-vous que la Commission européenne ait correctement et suffisamment décrit les enjeux et les domaines éventuels d’une action de l’Union ?
Pour répondre à cette question, la CES passe en revue les points évoqués par la Commission européenne tout en mettant en évidence les lacunes de son analyse. Nous estimons que la jurisprudence de la Cour de justice de l’Union européenne a évolué au-delà de la jurisprudence et des notions auxquelles la Commission fait référence dans son document de consultation, et nous citons des arrêts qui n’ont pas été mentionnés.
Par ailleurs, la CES présente et conteste certains des arguments fallacieux utilisés par les entreprises de plateforme dans le cadre de leur stratégie de lobbying pour éviter l’adoption d’une législation à l’échelle européenne.
La CES convient que la Commission a épinglé les sujets à aborder. La CES reconnaît que le glossaire du document (p. 6) reprend quelques-uns des concepts clés qui façonnent ces formes de travail et ces activités économiques. Cependant, elle émet des réserves quant à l’utilisation de l’expression « de fait » dans la définition du faux travail indépendant, car cela pourrait compliquer l’établissement de la présomption de salariat. Si, comme le suggère le document, les « faux travailleurs indépendants » sont des « employés de leur entité adjudicatrice », le problème n’est pas de nature factuelle, mais de nature juridique, et « l’entité adjudicatrice » est, en réalité, l’employeur. Nous continuerons d’utiliser, dans notre réponse, la formulation qui nous semble la plus appropriée pour parler des travailleurs des entreprises de plateforme.
La Commission a omis d’aborder une question majeure : une entreprise de plateforme numérique est (à l’instar d’une entreprise ordinaire) un employeur, une agence (intérimaire) ou un intermédiaire. Les plateformes ne sont pas de simples intermédiaires numériques, mais bien des « entreprises » disposant d’un large éventail de prérogatives et pouvoirs de gestion. Elles devraient, par conséquent, assumer toutes les obligations qui découlent de ce statut. La seule nouveauté tient à la manière dont les plateformes utilisent les outils numériques, tels que les applications et les algorithmes, pour mettre en relation les travailleurs et les clients, tandis que les entreprises de plateforme sont toujours en mesure d’exercer le contrôle du travail via l’application. Nous nous permettons de suggérer qu’il est impossible de régler la plupart des « problèmes » recensés dans le document de consultation, à moins d’accepter le postulat de base selon lequel les entreprises qui possèdent et contrôlent les outils algorithmiques définissant les modalités et conditions fondamentales de l’exécution et de l’organisation du travail sont, à tous les égards, des employeurs. La reconnaissance des plateformes en tant qu’entreprises constitue une étape nécessaire pour déterminer les obligations qui leur incombent en tant qu’employeurs à l’égard des travailleurs, mais également en tant qu’entreprises à l’égard des vrais travailleurs indépendants, des clients et d’autres entreprises. Il est impossible d’avancer sur le sujet de la négociation collective sans avoir déterminé qui exerce la fonction d’employeur. Déterminer la fonction d’employeur résoudrait des problèmes qui ne sont pas pris en considération par la Commission, tels que la sous-traitance illégale de comptes. Enfin, il est essentiel que les activités et les obligations des entreprises de plateforme soient réglementées par rapport au secteur d’activité dans lequel elles organisent le travail. C’est l’unique façon de garantir une égalité des conditions et de lutter contre la concurrence déloyale dans les secteurs où ces entreprises de plateforme se développent. Une approche sectorielle permettrait également d’appliquer les dispositions fixées et/ou négociées collectivement pour chaque secteur (dispositions en matière de santé et de sécurité, salaires adéquats, dispositions relatives à la formation, etc.).
I.1 Statut professionnel
La CES convient que « les efforts déployés pour relever les défis concernant les conditions de travail et la protection sociale des personnes travaillant par l’intermédiaire de plateformes au niveau national et au niveau de l’UE doivent avant tout se concentrer sur le statut professionnel, qui est au cœur du problème » (p. 8).
La CES insiste sur le fait qu’il existe différentes mesures et différents moyens pour pallier ces problèmes. Par ailleurs, la Commission souligne, à juste titre, que de nombreux problèmes concernent également les travailleurs exerçant d’autres formes d’emploi atypique.
La CES reconnaît que « une distinction fondamentale est faite entre les plateformes de travail sur site (comme le transport de passagers, les livraisons, le travail domestique) et les plateformes de travail en ligne (où les tâches ne dépendent pas du site, par ex., l’encodage de données, les travaux de traduction, l’étiquetage des images, les projets informatiques ou les projets de conception) » (p. .5). La distinction entre le travail sur site et le travail en ligne est généralement difficile à établir et ne peut servir de critère pour priver les travailleurs de leurs droits sociaux et de leurs droits du travail. Néanmoins, cette distinction ne saurait impliquer que les travailleurs actifs dans un certain type d’entreprise de plateformes continuent de se voir privés de leurs droits sociaux et de leurs droits du travail. Elle peut uniquement contribuer à identifier les enjeux et les problèmes supplémentaires qu’il convient d’aborder en plus et au-delà du niveau minimal de droits. La CES ne va pas dans le sens de la Commission, lorsque celle-ci semble affirmer que, contrairement au travail intérimaire, le travail via des plateformes est un travail « dans le cadre duquel de nombreux travailleurs sont actuellement qualifiés de travailleurs indépendants » (p. 5). La CES estime, à l’instar de la Commission, que la façon de qualifier une relation de relation de travail peut et doit être améliorée.
Lorsque la Commission souligne que « moins de la moitié des États membres ont mis en place des mesures directement liées au statut professionnel » (p. 10), il convient de garder à l’esprit que la Commission, dans sa communication sur l’économie collaborative, a conseillé aux États membres de s’abstenir de toute intervention: « les États membres sont invités à saisir l’occasion pour réexaminer, simplifier et moderniser les exigences auxquelles sont généralement soumis les opérateurs en matière d’accès aux marchés. Ils devraient avoir pour objectif de dispenser les opérateurs de charges réglementaires inutiles, quel que soit le modèle économique adopté et d’éviter la fragmentation du marché unique » [3]. Compte tenu de la pression croissante des conditions de travail précaires et de leur incidence sur l’avenir du travail, certains États membres ont décidé qu’ils ne pouvaient attendre plus longtemps. La CES regrette que la Commission reste ambiguë sur la question d’un « troisième statut », qui constitue une ligne rouge pour le mouvement syndical (p. 10).
I.2 Conditions de travail
La numérisation fait naître des perspectives, tout comme les plateformes : des perspectives en matière de création d’emplois, bien que souvent précaires, et de revenus complémentaires, le plus souvent imprévisibles et discontinus. Elles présentent aussi des risques : conditions de travail en deçà des normes, rémunérations injustes, absence de droits ou de représentation collective, déséquilibre entre la vie privée et la vie professionnelle, dangers pour la santé et la sécurité, protection sociale inadéquate, qualification inappropriée en tant que travailleurs indépendants avec toutes les conséquences que cela implique en matière de sécurité sociale, et pauvreté parmi les retraités. Par ailleurs, les heures de travail sont longues, les salaires sont bas et, sur certaines plateformes, un écart salarial significatif entre les hommes et les femmes et d’autres types de discrimination sont soit tolérés soit renforcés par des biais algorithmiques.
Présenter le travail via des plateformes comme une nouvelle manière d’organiser le travail, non assujettie aux règles relatives à l’emploi régulier, est un moyen habile d’exploiter les risques pour concrétiser ces perspectives.
La Commission reprend les constatations du Centre commun de recherche : 1,4 % de la main-d’œuvre fournit des services à titre d’emploi principal, tandis que 4,1 % en font une source complémentaire de revenus.
L’évaluation selon laquelle « toutefois, la plupart des personnes travaillant par l’intermédiaire de plateformes sont susceptibles d’exercer d’autres activités professionnelles en dehors du travail via des plateformes et/ou peuvent être actives sur un certain nombre de plateformes de travail numériques différentes. Elles peuvent donc jouir de droits (y compris des droits à la protection sociale) résultant d’une autre activité professionnelle. Néanmoins, le travail via des plateformes en tant que source de revenus complémentaire peut ne pas donner droit à une protection sociale » (p. 18) ne tient pas compte de la situation des travailleurs les plus vulnérables dans les entreprises de plateforme. Les entreprises de plateforme attirent régulièrement des groupes vulnérables sur le marché du travail et ne se privent pas d’exploiter les travailleurs ayant des revenus moins élevés, qu’ils soient étudiants ou migrants : il est facile pour les plateformes de leur proposer une faible rémunération. S’ils refusent, une autre personne acceptera le poste. Elle ne tient pas compte non plus de la responsabilité qui incombe à la plateforme de respecter ses obligations sociales à l’égard des systèmes publics de sécurité sociale.
Il est précisé, dans le document, que « dans le cas du travail via des plateformes effectué sur site, dans le cadre duquel les personnes travaillant par l’intermédiaire de plateformes peuvent fixer leurs propres tarifs et déterminer leur temps de travail dans une large mesure, les revenus peuvent être assez prévisibles. Dans le cas du travail via des plateformes effectué en ligne, dans le cadre duquel les tâches sont assignées sur la base de concours, les revenus peuvent être (relativement) bons, mais peuvent aussi être imprévisibles » (p. 13). Il n’est pas fait mention de la période de garde ou du temps consacré à la recherche d’un emploi. Selon un récent rapport de l’OIT, pour chaque heure de travail rémunéré, les travailleurs passent environ 23 minutes sur les plateformes de travail indépendant et 20 minutes sur les plateformes de micro-tâches à accomplir un travail non rémunéré [4] ; la période durant laquelle ces travailleurs sont à la disposition de la plateforme (employeur) doit être considérée comme du temps de travail. La question centrale de la surveillance du temps de travail (p. 15) est encore loin d’être résolue en raison de la réticence des entreprises de plateforme. Cependant, la nature même de l’outil algorithmique permettrait de résoudre facilement cette question ; il serait facile de calculer le temps de connexion et d’activité « lorsque l’application est activée » si les entreprises de plateforme avaient la volonté (ou étaient contraintes) d’assumer ces responsabilités.
En outre, les personnes travaillant par l’intermédiaire de plateformes ne peuvent, en réalité, pas déterminer elles-mêmes leurs tarifs et leur temps de travail.
Nous constatons, néanmoins, que la prévisibilité des revenus du travail via des plateformes de travail sur site ne devrait pas être surestimée. Premièrement, des salaires injustement bas restent des salaires injustement bas même s’ils sont prévisibles. Une personne ayant le choix entre deux options ne choisirait pas délibérément le travail le moins rémunéré, et les travailleurs ne sont pas en position de force ni en mesure d’établir ou de demander un « prix » différent, plus élevé. Deuxièmement, qualifier de prévisible le simple fait que, par exemple, un chauffeur est informé de son revenu ou de son tarif au moment précis où une course est acceptée est fortement éloigné du concept de « conditions de travail prévisibles » tel que l’entendent les travailleurs et le mouvement syndical. Les millions de personnes qui travaillent par l’intermédiaire de plateformes numériques vivent une réalité inacceptable au quotidien : lorsqu’elles entament leur journée de travail, elles n’ont aucune idée du montant qu’elles auront empoché une fois qu’elles se déconnecteront.
Malheureusement, le document de consultation semble également ignorer les risques en matière de SST que la pandémie fait peser sur le travail sur site, mais également en dehors. Et nous craignons que le postulat selon lequel « les défis liés à l’environnement physique sont pris en compte partiellement pour les personnes travaillant par l’intermédiaire de plateformes de travail sur site » (p. 17) ne tienne pas suffisamment compte des risques que l’algorithme fait courir aux travailleurs par l’intermédiaire des outils d’évaluation de la performance correctement identifiés dans le document (p. 16). Il convient de souligner que, si les plateformes étaient de simples intermédiaires, la productivité ne les intéresserait pas et elles n’inciteraient pas les travailleurs à en faire plus.
La SST inhérente au travail en ligne, en particulier les questions de sécurité et de santé psychologique/mentale (intensité du travail, glorification de contenus violents, etc.), est également un problème.
I.3 Accès à la protection sociale
Les défis liés à la protection sociale sont correctement identifiés et doivent être considérés comme s’appliquant à l’ensemble des travailleurs atypiques (y compris aux travailleurs indépendants), que le travail soit effectué en ligne et/ou hors ligne. On ne peut, cependant, ignorer le fait que donner accès à la protection sociale à tous les travailleurs ne serait que pure illusion, à moins que ne soit abordée la question cruciale de savoir qui financera cet accès. Les faux travailleurs indépendants dont le salaire est inférieur au salaire minimum ne sont pas en mesure de cotiser pour leur protection sociale ou de la financer. En réalité, ils sont beaucoup plus susceptibles d’être des bénéficiaires nets des mesures de soutien et des prestations sociales de l’État-providence. Il convient, par conséquent, de veiller à garantir des conditions équitables, des salaires justes pour les salariés et des tarifs adéquats pour les travailleurs indépendants. Enfin, l’accès à la protection sociale des personnes dont le travail par l’intermédiaire de plateformes est l’emploi principal demeure une question insuffisamment traitée dans de nombreux États membres.
I.4 Accès à la représentation et à la négociation collectives
Les enjeux sont correctement identifiés. Le soutien apporté aux partenaires sociaux pour qu’ils soient en mesure de représenter les acteurs de l’économie des plateformes sera essentiel pour garantir le respect des droits humains et des droits syndicaux dans le monde du travail technologique de demain. À ce stade, la CES souhaite souligner l’importance de la négociation collective aux niveaux suivants :
- au niveau de l’entreprise de plateforme, avec les représentants des travailleurs et leur syndicat ;
- au niveau sectoriel, en lien avec le secteur d’activité dans lequel les entreprises exercent leurs activités, pour garantir des conditions équitables, le respect des mesures de santé et sécurité et des conditions de travail (une entreprise de plateforme spécialisée dans la livraison de repas est active dans le secteur des transports, par exemple) ;
- aux niveaux national et transnational, le cas échéant (règles concernant l’algorithme, RGPD, questions transfrontières et représentation des travailleurs au sein des CEE, par exemple) ;
- concernant la transparence de la gestion algorithmique, lorsque ses effets relèvent du champ d’application traditionnel de la négociation collective.
La négociation collective relève de la compétence exclusive des partenaires sociaux, qui représentent les associations patronales/les employeurs uniques et les organisations syndicales, dans le plein respect des pratiques professionnelles et industrielles nationales.
La CES insiste également sur l’effet de contagion du travail via des plateformes. Par exemple, la gestion algorithmique, une caractéristique du travail via des plateformes, s’étend progressivement aux lieux de travail « traditionnels ». Il est également nécessaire d’aborder la question de l’absence de lieu de travail « inclusif » : les plateformes doivent mettre des outils de communication sûrs et non intrusifs à la disposition des travailleurs et de leurs représentants. La Commission souligne, à juste titre, que les algorithmes peuvent induire un biais sexiste, ethnique ou autre, que les entreprises de plateforme doivent éliminer de façon proactive au lieu de placer la charge de la preuve sur le travailleur. Cependant, des incertitudes subsistent quant à la manière dont la Commission veut aborder le fait que de nombreuses plateformes de travail ont « développé des formes invasives, quoique subtiles, de contrôle électronique moderne » (p. 19). Les technologies algorithmiques ont fourni aux employeurs de nouveaux outils leur permettant d’exercer le pouvoir dans les relations de travail grâce au contrôle et à la surveillance, et l’effet de contagion sur l’économie traditionnelle est étendu. La Commission néglige le fait que la gestion algorithmique se propage des plateformes numériques vers les entreprises traditionnelles et le secteur public. Les nouveaux mécanismes de contrôle sont utilisés dans le cadre du recrutement, de la direction, de l’évaluation, de la gestion de la performance et de la discipline. L’accès aux algorithmes est souvent restreint ; il est donc difficile de lutter contre le contrôle algorithmique.
À la page 19 du document de la Commission, il est précisé que le travail via des plateformes est caractérisé par une relation triangulaire, les plateformes étant éventuellement des employeurs « de fait ». Il n’existe pas, en l’occurrence, de relation triangulaire. En présence d’un employeur, la relation qui lie une entreprise de plateforme à une autre entreprise ou aux clients est une relation de service, et le travailleur accomplit la tâche uniquement pour l’entreprise. La note de bas de page nº 56 parle même d’une relation « quadrangulaire » ; il s’agit d’une conception totalement erronée, d’une mauvaise représentation des relations sous-jacentes. Le travailleur n’est pas un prestataire de service, mais un faux travailleur indépendant, tandis que le client et le restaurant ne participent aucunement à la mise en relation de l’offre et de la demande organisée par l’entreprise de plateforme elle-même.
I.5 Possibilités de formation et perspectives professionnelles offertes aux personnes travaillant par l’intermédiaire de plateformes
S’agissant de l’offre de formation, il est impossible, une fois encore, de parler des plateformes sans les lier à leur secteur d’activité et sans les reconnaître en tant qu’entreprises. Le contenu, le financement et la transportabilité des formations destinées aux travailleurs sont largement déterminés par les dispositions régissant le secteur d’activité et négociés collectivement avec les représentants syndicaux. En ce qui concerne les travailleurs des entreprises de plateforme, les besoins en matière de formation d’une personne travaillant par l’intermédiaire d’une entreprise de plateforme spécialisée dans la livraison de repas ou d’un travailleur indépendant utilisant une application en ligne n’ont rien en commun. Par ailleurs, la formation résulte souvent de l’engagement commun des partenaires sociaux à garantir une insertion de qualité sur le marché du travail ainsi qu’un renforcement continu des compétences de la main-d’œuvre, conduisant à une évolution professionnelle. Dans certaines entreprises de plateforme de travail sur site, fondées sur des besoins peu spécialisés, le modèle commercial qui consiste à réduire les coûts de main-d’œuvre ne permet aucune insertion de qualité ou évolution professionnelle sur le marché du travail, en raison de l’abandon des travailleurs fatigués et vidés. Il va sans dire que, lorsqu’une personne travaille 60 heures par semaine pour gagner sa vie, il ne lui reste que peu de temps à consacrer à la formation à la fin de la « journée ». Les enjeux sont relativement différents pour les travailleurs des plateformes de travail en ligne. Les travailleurs hautement qualifiés qui sont de vrais indépendants doivent avoir accès à des possibilités d’apprentissage tout au long de la vie pour préserver leurs compétences. Les politiques et les recommandations concernant les modèles ou systèmes éducatifs, l’apprentissage tout au long de la vie, la validation et les comptes de formation individuels doivent être adaptées aux besoins et à la situation de chaque État membre.
Certains de ces emplois peuvent être considérés comme une « voie sans issue ». Il convient de reconnaître que le peu de qualifications requises pour les emplois situés au bas de l’échelle permet à une partie de la population d’accéder à ces emplois, mais cela s’arrête là. Ces travailleurs n’ont aucune perspective d’évolution, ils n’acquièrent pas de nouvelles compétences, et s’ils souhaitent changer et travailler pour une autre plateforme, ils n’ont aucune recommandation. Les personnes qui travaillent pour une entreprise de plateforme en tant que « travailleurs indépendants » pourront difficilement mettre à profit ce temps de travail.
I.6 Directive sur le temps de travail
En ce qui concerne la directive sur le temps de travail, la Commission se limite à faire référence, dans une note de bas de page, à l’arrêt rendu dans le cadre de l’affaire Yodel (C-692/19). Elle ne fournit aucune précision quant à la manière dont la CJUE a déterminé si la directive sur le temps de travail s’applique également aux travailleurs (prétendument indépendants) qui accomplissent leur travail et prestent leurs services par l’intermédiaire de plateformes en ligne. Dans son arrêt, la Cour a rappelé que le travailleur est contraint d’être « physiquement présent sur le lieu déterminé par l’employeur et de s’y tenir à la disposition de ce dernier pour pouvoir immédiatement fournir les prestations appropriées en cas de besoin ». Elle a également précisé que ces travailleurs « indépendants » peuvent être exclus du champ d’application de la directive uniquement si « l’indépendance de cette personne n’apparaît pas fictive et, d’autre part, il n’est pas permis d’établir l’existence d’un lien de subordination entre ladite personne et son employeur présumé » (§ 45) [5].
La notion de temps de travail fait l’objet de plusieurs décisions de la CJUE. Il est clair que la période durant laquelle un travailleur attend une tâche, mais reste à la disposition de l’employeur, est du temps de travail. Le problème se situe au niveau de l’application des règles régissant le temps de travail.
I.7 Affaires judiciaires
Bien que certaines décisions rendues par la Cour soient sans ambiguïté, la Commission continue d’affirmer que « à ce jour, la jurisprudence n’a pas éliminé l’éventuelle incertitude juridique liée au statut professionnel des personnes travaillant par l’intermédiaire de plateformes ou, plus généralement, des personnes qualifiées à tort de travailleurs indépendants » (p. 11). Cependant, comme indiqué dans le document (p. 30), dans un nombre croissant d’États membres, des tribunaux et des cours du travail (y compris des cours suprêmes) n’ont pas hésité à établir l’existence d’une relation de travail claire (généralement, à plein temps). Bien que des juridictions de rang inférieur aient rendu des avis divergents, aucune cour suprême nationale n’a reconnu que ces relations constituent un véritable emploi indépendant.
La Commission semble regretter que « dans quelques États membres, des initiatives ascendantes », notamment des conventions collectives, aient une portée restreinte, mais elle oublie de dire que des autorités de la concurrence, conformément au droit de la concurrence de l’Union européenne, ont invalidé certaines conventions collectives, ce qui a infligé un sérieux revers au développement de la négociation collective dans les entreprises de plateforme (p. 12). La Commission mentionne l’affaire Hilfr, mais passe sous silence le fait que le tribunal danois de la concurrence a invalidé la convention. La Commission précise que « la présente consultation n’aborde pas la question des effets potentiels du droit de la concurrence de l’Union » (p. 24). Cependant, la consultation inclut « des aspects relatifs à la négociation collective dans le cadre du travail via des plateformes, qui vont au-delà de la dimension du droit de la concurrence » pour « contribuer à faire en sorte que les travailleurs de plateforme soient couverts par les négociations collectives des partenaires sociaux », ce qui est un élément positif. La clarification de l’objectif qui consiste à dissocier la négociation collective du champ d’application du droit de la concurrence semble utile, bien que la limitation à « certains travailleurs indépendants sans salariés » soit malvenue, car elle exclut des catégories de travailleurs indépendants qui devraient être couvertes par les conventions collectives.
La CES pense que les exemples de jurisprudence nationale fournis dans le document de consultation ont été choisis de façon sélective pour donner une perception faussée des décisions judiciaires rendues aussi bien en faveur des travailleurs que des plateformes. Au cours des deux derniers mois, les plateformes ont été sommées de procéder au reclassement de leurs travailleurs partout en Europe dans le cadre d’affaires judiciaires ayant fait date [6].
S’agissant des trois cas de jurisprudence de la CJUE, bien qu’aucune de ces références à la CJUE ne concerne directement la dimension du travail, leur contribution à la discussion sur la responsabilité des plateformes pourrait être plus importante que ne le pense la Commission dans sa brève « analyse ». La logique qui sous-tend ces décisions de la CJUE est la suivante : si l’intermédiation n’est pas un service passif de la société de l’information, mais est étroitement liée à la fourniture d’un service physique sur laquelle la plateforme exerce un contrôle, la plateforme est tenue de respecter les règles du secteur (par exemple, du secteur des transports). Par analogie, on pourrait dès lors se poser la question suivante : si l’entreprise de plateforme est tenue pour responsable du service physique, ne devrait-elle pas aussi être tenue pour responsable de la personne qui fournit le service, c’est-à-dire du travailleur ? Dans l’affaire Elite Taxi c. Uber (C-434/15), la CJUE a jugé que « Uber exerce une influence décisive sur les conditions de la prestation de tels chauffeurs. Sur ce dernier point, il apparaît notamment qu’Uber établit, au moyen de l’application éponyme, à tout le moins le prix maximum de la course, que cette société collecte ce prix auprès du client avant d’en reverser une partie au chauffeur non professionnel du véhicule, et qu’elle exerce un certain contrôle sur la qualité des véhicules et de leurs chauffeurs ainsi que sur le comportement de ces derniers, pouvant entraîner, le cas échéant, leur exclusion » (§ 39). Étant donné le contrôle clairement exercé dans ce cas, Uber a été tenu pour responsable du service de transport. Dans le cadre de l’affaire contre Uber France (C-320/16), la CJUE a fait référence à l’arrêt qu’elle avait rendu dans l’affaire Elite Taxi et a une nouvelle fois confirmé que « cette conclusion vaut, pour les mêmes raisons, s’agissant du service d’intermédiation en cause au principal » (§ 24). Étant donné le contrôle clairement exercé dans ce cas, Uber a été tenu pour responsable du service de transport. Cependant, dans l’affaire Star Taxi (C‑62/19), la CJUE a comparé les données disponibles avec les deux affaires précédentes et a conclu, au contraire, que l’application de Star Taxi est différente en ce qu’elle n’exerce pas le même degré de contrôle et que, de ce fait, elle « constitue un “ service de la société de l’information ”, au sens de ces dispositions, un service d’intermédiation consistant, au moyen d’une application pour téléphone intelligent, à mettre en relation, contre rémunération, des personnes qui souhaitent effectuer un déplacement urbain et des chauffeurs de taxi autorisés, pour lequel le prestataire dudit service a conclu à cette fin des contrats de fourniture de services avec ces chauffeurs en contrepartie du paiement d’un abonnement mensuel, mais ne leur transmet pas les commandes, ne fixe pas le prix de la course ni n’en assure la perception auprès de ces personnes, qui paient celui-ci directement au chauffeur de taxi, et n’exerce pas davantage de contrôle sur la qualité des véhicules et de leurs chauffeurs ainsi que sur le comportement de ces derniers » (§ 55). En d’autres termes, la CJUE a estimé, dans ce cas, que l’application jouait davantage un rôle passif et un rôle d’intermédiation et, par conséquent, qu’elle ne pouvait être tenue pour responsable de la même manière que dans l’affaire Uber. |
I.8 Considérations supplémentaires
Les appels contre des réglementations restrictives ou les plaintes concernant la situation réglementaire incertaine ne sauraient être utilisés comme alibi pour éluder les responsabilités. Le défi auquel l’Europe est confrontée aujourd’hui ne concerne pas l’imprévisibilité qui entrave la capacité des entreprises de plateforme à innover et à étendre leurs activités. La tâche à accomplir consiste à lutter contre la vulnérabilité de millions de travailleurs, qui découle du défaut d’application des réglementations existantes et de l’absence de règles adéquates. Les modèles commerciaux qui relèvent de l’exploitation ne sauraient être préservés sous prétexte de stimuler la croissance économique ou de sortir les travailleurs du travail non déclaré. Avec des réglementations solides, les entreprises de plateforme existantes devront ajuster leurs pratiques commerciales pour respecter les règles, faute de quoi d’autres plateformes plus vertueuses se développeront et occuperont leur part du marché.
Une éventuelle initiative européenne concernant les travailleurs des entreprises de plateforme devrait reposer sur des éléments scientifiques solides et une approche fondée sur les droits en lien avec l’incidence sociale et économique des plateformes de travail numérique. Les plateformes ont utilisé une série d’arguments dans leurs stratégies de plaidoyer dans l’espoir d’éviter toute réglementation susceptible d’entraver leur modèle commercial, qui consiste à placer le risque sur les épaules des travailleurs et à exercer des activités dans un vide législatif pour maximiser les bénéfices. Certains de ces arguments sont exposés ci-après, mais nous insistons sur le fait qu’aucun d’entre eux n’est corroboré par des faits ou des éléments de preuve empiriques méthodologiquement solides :
Les applications de livraison de repas et autres plateformes de livraison essaient de faire croire qu’elles sauvent les restaurants et le commerce, alors qu’en réalité elles facturent des commissions substantielles qui rognent les marges déjà réduites du secteur.
Les plateformes ont fait pression pour éviter l’adoption d’une approche législative « uniforme », compte tenu de la variété de plateformes actives sur le marché du travail. La CES réfute cet argument. La législation du travail constitue la base des droits des travailleurs, pas une charge « uniforme ». Il convient de rappeler que la complexité du marché du travail en matière de secteurs et d’emplois n’a jamais empêché de fournir des solutions sur mesure adaptées aux différentes réalités, grâce au dialogue social et à la négociation collective.
Bien que les entreprises de plateforme aient affirmé qu’elles créent des emplois et de la croissance économique, il manque encore des informations précises sur l’incidence qualitative et quantitative de ces entreprises en matière d’emplois et de montants bruts et nets [7]. Par ailleurs, cette analyse devrait également tenir compte des recettes fiscales et des cotisations aux systèmes de sécurité sociale non versées par les entreprises de plateforme ainsi que des emplois décents qui sont souvent « écartés » des différents marchés et sont, la plupart du temps, remplacés par des formes d’emploi fournies par les plateformes numériques, moins protégées et comparativement moins chères.
Le discours selon lequel les travailleurs des entreprises de plateforme apprécient leur liberté (exigence qui ne saurait être satisfaite qu’en signant des accords commerciaux avec eux en tant que travailleurs indépendants) est fondé sur une vision fortement déformée de la réalité. Le statut de salarié peut garantir la flexibilité du temps de travail à laquelle les travailleurs pourraient aspirer. Des recherches récentes [8] indiquent que ces travailleurs se considèrent eux-mêmes comme des salariés. Ce fait est corroboré par le nombre croissant d’affaires couronnées de succès portées devant des juridictions nationales par des « travailleurs indépendants » qui souhaitent être reclassés en tant que salariés ou travailleurs.
Nous demandons donc à la Commission de fournir des études de fond sérieuses dans l’analyse d’impact prévue au cours de la deuxième phase de consultation, si certains de ces arguments devaient être jugés importants pour la proposition politique.
II. Estimez-vous qu’une action européenne soit nécessaire pour remédier efficacement aux problèmes relevés et réaliser les objectifs présentés ?
La vue d’ensemble complète de la législation européenne pertinente dans le document de la Commission démontre que les « instruments existants au niveau de l’Union ne répondent que partiellement aux défis posés par le travail via des plateformes » (p.30), notamment le statut d’emploi, soulignant la nécessité d’une action européenne. Sur des questions telles que la surveillance, la direction et l’évaluation des performances, ainsi que la gestion algorithmique, la législation européenne est soit absente, ou lorsqu’elle existe, elle ne fournit pas de protection spécifique et suffisante.
En outre, la CES estime que, dans la mesure où le travail sur plateforme est un phénomène international avec une forte dimension transfrontalière, ce serait un pas dans la bonne direction que d’établir un cadre européen pour garantir des conditions de concurrence équitables, l’égalité de traitement et éviter la concurrence déloyale. Le cadre européen doit toutefois tenir compte de la variété des systèmes de relations industrielles et de la nécessité de ne pas saper leurs institutions fondamentales. La CES note que le document ne fait aucune référence au principe fondamental selon lequel les plateformes (indépendamment de leur localisation aux fins du droit des sociétés) doivent se conformer aux lois du pays où le service a lieu, un point qui est de plus en plus accepté par la jurisprudence de la CJUE.
La valeur ajoutée d’une action européenne est évidente à plusieurs niveaux :
- Une action européenne pourrait améliorer les conditions de travail des travailleurs des entreprises de plateformes dans l’UE ;
- La dimension transfrontalière du travail sur plateforme rend une approche européenne commune appropriée pour établir des conditions de concurrence équitables et éviter la fragmentation ;
- Les différences de réglementation nationale en matière de travail sur plateforme peuvent inciter les entreprises de plateformes à choisir les États membres les moins réglementés pour mener leurs activités. De cette façon, la situation de patchwork perdurerait ;
- La prise en compte des conditions de travail sur plateforme est une première condition pour créer des règles du jeu équitables et éviter l’inégalité de traitement des travailleurs, et pour réduire le risque d’une main-d’œuvre précaire moins chère qui se substitue à un emploi décent et bien rémunéré ;
- L’initiative peut renforcer le mode de vie européen et apporter des droits forts aux travailleurs ; et
- Une action européenne visant à remédier à la classification erronée du statut d’emploi ferait entrer de nombreuses personnes travaillant dans des entreprises plateforme dans le champ d’application de la législation européenne.
III. Le cas échéant, l’action devrait-elle couvrir l’ensemble des personnes travaillant via des plateformes, qu’elles soient considérées comme des travailleurs salariés ou des indépendants ? Devrait-elle se concentrer sur des types spécifiques de plateformes de travail numériques et, dans l’affirmative, lesquelles ?
Tout d’abord, l’action européenne devrait être basée sur une présomption de salariat complétée par un renversement de la charge de la preuve en ce qui concerne la reconnaissance des plateformes en tant que sociétés avec toutes les obligations que cela implique. La CES est en faveur d’une définition de l’entité employeuse qui imposerait des obligations en matière de droit du travail à la partie qui, dans la pratique, détermine largement les termes et conditions. L’employeur devrait être la partie qui détermine en grande partie les termes et conditions d’engagement ou d’emploi d’un travailleur. Cette action devrait viser toutes les plateformes numériques de travail, y compris les plateformes sur place et en ligne. Cette action permettra la numérisation avec une approche basée sur les droits. Elle devrait empêcher les constructions fictives d’être légalisées et devrait également empêcher que les plateformes (numériques) se voient attribuer un statut distinct. Un statut distinct est inutile et indésirable.
En outre, la valeur ajoutée de l’action européenne consisterait à garantir des conditions de travail équitables pour tous les types de travailleurs atypiques et de travailleurs des entreprises de plateforme (y compris les indépendants), quel que soit leur statut d’emploi, et à assurer une concurrence équitable au sein du marché intérieur. Le niveau des droits qui s’appliqueraient également aux travailleurs indépendants est une compétence nationale, qui devrait être décidée dans chaque État membre avec la participation des partenaires sociaux.
IV. Si une action européenne est jugée nécessaire, quels droits et quelles obligations devraient être inclus dans cette action ? Les objectifs présentés au point 5 du présent document dressent-ils un aperçu complet des actions nécessaires ?
Dans cette section, la CES fournit une réponse complète sur l’action réglementaire au niveau européen qui est nécessaire pour chacun des défis identifiés. L’action européenne potentielle devrait respecter les systèmes de relations industrielles et les systèmes de négociation collective nationaux. Les défis à relever sont les suivants : lutter contre la classification erronée du statut d’emploi dans le cadre du travail sur plateforme ; assurer des conditions de travail équitables pour tous ; garantir la protection contre les risques économiques et sociaux pour les travailleurs des entreprises de plateforme ; promouvoir une approche de la prise de décision automatisée dans le cadre du travail sur plateforme basée sur la transparence, la surveillance et la responsabilité humaines et le respect total des règles de protection des données ; aborder l’accès à la négociation collective et aux droits collectifs ; promouvoir l’équité transfrontalière dans le cadre du travail sur plateforme ; et fournir aux travailleurs des entreprises de plateforme les outils nécessaires pour diriger leur carrière et avoir accès au développement professionnel. Enfin, la CES fournit également une réponse concernant le champ d’application personnel de l’initiative européenne et les instruments européens qui devraient être considérés. Les réponses fournies s’articulent autour des sept priorités de la CES expliquées au début de la réponse.
Les actions européennes présentées sont assez complètes. Comme nous l’avons mentionné précédemment dans les principaux défis à relever dans le contexte du travail sur plateforme, le fait de ne pas reconnaître les plateformes comme des entreprises employeuses, avec toutes les obligations (y compris les obligations sectorielles) que cela implique, affaiblirait toute initiative et fausserait encore plus la situation.
Voici les revendications de la CES pour l’initiative législative à venir :
IV. 1 S’attaquer à la classification erronée du statut d’emploi dans le travail de plateforme
La CES veut mettre fin à la classification erronée des travailleurs, qui les prive de leurs droits. La direction exercée par une entreprise plateforme peut différer de la manière traditionnelle car elle est médiatisée par un outil numérique, la plateforme. Toutefois, ce qui est pertinent aux fins de l’établissement du statut d’emploi, ce n’est pas l’intention de l’entreprise, mais la catégorisation réelle de la relation d’emploi. La présomption de salariat devrait être le point de départ. Elle devrait être complétée par un renversement de la charge de la preuve pour les entreprises de plateformes cherchant à établir qu’elles ne sont pas l’employeur du travailleur. Un travailleur qui effectue un travail dans les mêmes conditions que les travailleurs « normaux » (c’est-à-dire un travailleur ayant un contrat à durée indéterminée à temps plein dans le secteur d’activité de la plateforme) devrait être classé comme tel selon les définitions utilisées dans les systèmes de relations industrielles respectifs. De nombreuses plateformes numériques exercent les prérogatives d’employeurs et, dans ces cas, l’application de ce règlement devrait préciser que si une plateforme agit comme une entité employeuse, en déterminant largement les conditions d’engagement ou d’emploi d’un travailleur, alors les travailleurs seront également présumés être des employés jusqu’à ce que la plateforme prouve le contraire.
Ces deux instruments (présomption de salariat et renversement de la charge de la preuve) ne nécessitent pas de modification de la définition du travailleur établie par les États membres et n’expriment pas non plus de préférence, ou autre, à l’égard de tests ou d’indicateurs d’emploi particuliers ou de la définition de critères de subordination. Ils respectent ainsi le principe de subsidiarité et l’autonomie des partenaires sociaux.
La présomption de salariat signifie que toute personne physique ou morale (par exemple, la plateforme de travail) qui a la responsabilité de l’entreprise et/ou de l’établissement, est considérée comme ayant une relation de travail avec le travailleur. Dans cette condition, la plateforme de travail doit accorder à ses travailleurs tous les droits du travail existants. Le renversement de la charge de la preuve fait peser sur l’employeur/l’entreprise la responsabilité de prouver que la présomption de salariat ne s’applique pas. Par conséquent, si la plateforme de travail a embauché de véritables travailleurs indépendants, elle peut le prouver et son modèle économique ne sera pas affecté. Toutefois, si la plateforme ne peut pas renverser la présomption de salariat, cela signifie que les travailleurs ont été employés par elle depuis le début. Ainsi, le renversement de la charge de la preuve ne fait que déplacer le poids de la charge de la preuve du plus vulnérable dans la relation de travail (le travailleur) vers le plus à même de prouver le contraire (l’entreprise). Leur vulnérabilité a été soulignée par des recherches antérieures qui ont montré que les travailleurs en situation de faux travail indépendant avaient beaucoup de mal à engager une action en justice.9
L’accès administratif et les obstacles à l’introduction d’une demande sont considérables[9], surtout pour les travailleurs vulnérables. En effet, il est difficile pour les travailleurs individuels de faire valoir leur emploi et/ou d’insérer leurs droits en matière d’emploi compte tenu de la menace de désactivation. Sans protection adéquate et sans le soutien des syndicats, il est impossible d’introduire une plainte tout en travaillant. La vulnérabilité des travailleurs doit également être prise en considération : les personnes qui devraient entamer une action en justice pour faire reconnaître les droits auxquels elles ont droit sont celles qui se trouvent en situation de faiblesse dans leur relation avec l’employeur. Certaines d’entre elles sont préoccupées par la satisfaction des besoins de la journée ou de la semaine ; les tribunaux sont la dernière chose qui leur viendra à l’esprit. L’incertitude des tribunaux décourage les tentatives d’action. Par ailleurs, les plateformes, via les données de l’algorithme, sont les mieux placées pour prouver ou non l’existence de la relation de travail. Il convient donc de soutenir les ressources des inspections du travail et des autres autorités du travail afin de permettre une plus grande implication dans l’application administrative de la législation.
Pour toutes ces raisons, il est nécessaire d’adopter la présomption de salariat et un renversement de la charge de la preuve. Limiter l’action à l’allègement de la charge de la preuve en fixant des critères pour traiter les cas de classification erronée obligerait toujours le travailleur à entamer une action en justice, ce qui n’est pas approprié. Cela faciliterait la tâche des travailleurs qui empruntent cette voie, mais cela ne résoudrait pas le problème structurel. Les systèmes d’application ne devraient jamais s’appuyer sur le travailleur pour introduire des réclamations individuelles. En outre, les plateformes, par le biais de l’algorithme, sont les mieux placées pour prouver l’absence d’une relation de travail, si cela est le cas.
À la page 33 du document de consultation, la Commission indique que « l’action de l’UE pourrait également avoir pour objectif de faciliter l’application de la législation du travail en vigueur et de renforcer les contrôles et les inspections des plateformes de travail numériques, en vue de détecter et de poursuivre les éventuelles erreurs de qualification ». Tout d’abord, la CES tient à préciser que le renversement de la charge de la preuve facilitera l’action de l’inspection du travail. Ceci dit, l’inspection du travail et d’autres formes d’application administrative offrent des avantages en termes de solution globale au niveau de l’entreprise, alors que les décisions de justice semblent jusqu’à présent n’avoir offert qu’une compensation économique aux plaignants individuels (et non à tous les travailleurs de plateforme), et aucun changement dans le modèle d’entreprise des sociétés de plateforme non plus. La CES souhaite toutefois souligner que les inspections du travail sont déjà confrontées aux complexités de la numérisation et de la fragmentation des lieux de travail[10]. Elles devraient donc être mieux équipées en termes de ressources humaines, techniques et financières pour entreprendre cette nouvelle tâche.
IV. 2 Assurer des conditions de travail équitables pour tous
La nouvelle directive 2019/1152 sur les conditions de travail transparentes et prévisibles est issue du socle européen des droits sociaux. Lorsque la directive sera transposée dans les États membres de l’UE, tous les travailleurs auront droit à des informations plus complètes sur les aspects essentiels du travail, qu’ils recevront rapidement par écrit. Cela comprend : une limitation de la durée des périodes d’essai au début de l’emploi ; le droit de chercher un emploi supplémentaire, avec une interdiction des clauses d’exclusivité et une limitation des clauses d’incompatibilité ; le droit de savoir un délai raisonnable à l’avance quand le travail a lieu, pour les travailleurs dont les horaires de travail sont très imprévisibles, comme dans le cas du travail à la demande ; le droit à une législation anti-abus pour le travail sous contrat de zéro heure ; le droit de recevoir une réponse écrite à une demande de transfert vers un autre emploi plus sûr ; et, le droit de recevoir une formation obligatoire gratuite que l’employeur a le devoir de fournir. La directive a un large champ d’application personnel. Elle vise à garantir que ces droits couvrent tous les travailleurs dans toutes les formes de travail, y compris le travail dans les entreprises de plateformes.
Le travail dans les entreprises de plateformes numériques comporte des risques tels que l’exposition aux champs électromagnétiques, la fatigue visuelle, les troubles musculo-squelettiques et d’autres risques sanitaires liés à des secteurs spécifiques et au Covid-19. Les risques psychosociaux comprennent l’isolement, le stress, le technostress, la dépendance à la technologie, la surcharge d’informations, l’épuisement professionnel, les troubles de la posture, le harcèlement en ligne et des conditions de travail globalement précaires. Enfin, l’insécurité de l’emploi, dont on sait qu’elle contribue à la mauvaise santé générale des travailleurs atypiques et des travailleurs des entreprises de plateformes (y compris les indépendants), est une caractéristique du travail sur une plateforme en ligne. En raison de ces risques, l’application des règles de SST pour le travail effectué par l’intermédiaire des entreprises de plateformes en ligne serait de la plus haute importance. L’application des règles de SST et du droit du travail en général est contestée par les entreprises de plateformes, car l’implication des plateformes en ligne dans l’organisation du travail tend à compliquer la classification et la réglementation des responsabilités pour le travail en question. Les règles et pratiques du pays d’accueil où le travail sur la plateforme est effectué devraient s’appliquer. Les inspections nationales du travail doivent développer des outils et des stratégies pour faire appliquer efficacement les règles de SST existantes et le droit du travail sur le lieu de travail.
En matière d’application du règlement (UE) 2019/115095 promouvant l’équité et la transparence pour les entreprises utilisatrices de services d’intermédiation en ligne (dit règlement « Platform-to-Business » ou « P2B »), la Commission semble oublier de mentionner que le champ d’application de ce règlement est limité aux « services de la société de l’information ». En d’autres termes, étant donné que selon la jurisprudence de la CJUE, les plateformes telles qu’Uber ne fournissent pas de services de la société de l’information, mais des services de transport physique, ce règlement ne couvre pas Uber. De même, le champ d’application de la proposition de législation sur les services numériques (LSN) est limité aux services d’intermédiation en ligne, qui sont définis comme des « services de la société de l’information ». La proposition de la Commission implique que des plateformes telles qu’Uber ne seront pas couvertes, puisqu’elles fournissent des services physiques et non des services de la société de l’information. Conclusion 1 : les plateformes de travail numérique ne sont pas des intermédiaires en ligne, mais des entreprises, et elles doivent donc être considérées comme des employeurs. Reconnaître les plateformes comme des entreprises permet de déterminer les obligations qui leur incombent en tant qu’employeurs lorsque la relation de travail s’applique. Conclusion 2 : Si les plateformes telles qu’Uber ne relèvent pas du champ d’application du règlement P2B et de la LSN, elles doivent être réglementées comme rien de moins que des employeurs par le biais de l’initiative à venir sur les travailleurs dans les entreprises de plateforme. Une situation où toutes les plateformes en ligne sont réglementées à l’exception des plateformes de travail numérique — qui continuent à fonctionner dans le vide — est insoutenable et injustifiable. |
IV. 3 Garantir la protection contre les risques économiques et sociaux des personnes travaillant par le biais de plateformes
Les entreprises de plateformes transfèrent les coûts de la protection sociale qu’elles n’accordent pas à leurs travailleurs, à la société dans son ensemble. La situation actuelle implique que les entreprises qui utilisent la relation de travail ordinaire et appropriée subventionnent les entreprises de plateformes ; si cette situation se généralise, elle exercera une pression énorme sur la durabilité des institutions de redistribution qui caractérisent l’État providence. Nous ne pouvons pas ignorer les failles législatives qui permettent aux entreprises d’échapper à leurs obligations légales et sociétales ; la protection sociale de facto pour tous les travailleurs, y compris les travailleurs atypiques. En ce qui concerne le champ d’application de la protection sociale des travailleurs atypiques et des travailleurs des entreprises plateforme (y compris les indépendants), il convient d’adopter une approche globale dans laquelle les travailleurs atypiques bénéficient de la même protection que les travailleurs ordinaires. Une solution « à la carte » conduirait en définitive à des pratiques discriminatoires à l’encontre de groupes spécifiques de la société, mettant ainsi en péril l’acquis social et le projet d’une société équitable où chacun a le droit de vivre et de travailler dans la dignité.
De nombreux travailleurs des entreprises de plateforme sont des travailleurs migrants sans-papiers ainsi que des demandeurs d’asile. Leur situation précaire et vulnérable doit être prise en compte dans toute initiative européenne.
IV. 4 Promouvoir une approche de la prise de décision automatisée dans le cadre du travail sur plateforme, fondée sur la transparence, la surveillance et la responsabilité humaines, et le plein respect des règles de protection des données.
Les droits à l’information, à la consultation et à la participation au niveau européen doivent être respectés, ce qui permet aux travailleurs et aux syndicats d’avoir accès aux algorithmes des plateformes numériques. Les travailleurs doivent savoir quelles données sont collectées, pourquoi elles le sont, où elles sont stockées et comment elles sont utilisées pour contrôler leur travail. Cet accès aux données devrait être autorisé dans le pays où les services de la plateforme sont fournis et dans la langue du travailleur.
Le contrôle démocratique et la transparence du fonctionnement de l’algorithme des applications de travail intermédiaire (y compris la notation des travailleurs) et des plateformes, l’application et l’exécution du droit à la déconnexion et la protection des données des travailleurs doivent être au cœur du débat public sur la numérisation. Ils doivent également être discutés par le biais de l’information, de la consultation et de la participation des travailleurs dans le plein respect des principes de non-discrimination. Les processus décisionnels des entreprises de plateformes concernant les doléances des travailleurs doivent être sous contrôle humain. La Commission européenne et les États membres doivent promouvoir la création d’un registre public qui affiche une liste complète des entreprises de plateformes en ligne. Les obligations générales des employeurs d’une entreprise devraient être une condition préalable à leur fonctionnement dans un État membre de l’UE.
IV. 5 Aborder l’accès à la négociation collective et aux droits collectifs
La classification erronée des travailleurs des entreprises de plateforme en tant qu’« entrepreneurs indépendants » limite leur représentation collective, car ce statut est souvent considéré comme incompatible avec l’affiliation syndicale. La représentation collective devrait également être possible pour cette catégorie de travailleurs, quel que soit leur statut d’emploi. Bien que la plupart des entreprises de plateformes de travail numérique soient, sans surprise, hostiles à tout effort visant à organiser la représentation des travailleurs, certains modèles de représentation collective des travailleurs sur les plateformes émergent.
Les syndicats doivent se voir accorder des droits d’accès numérique aux canaux de communication entre l’application et les travailleurs sur les plateformes, ainsi que la possibilité d’entrer directement en contact avec ces derniers. À mesure que les réunions réelles deviennent plus difficiles, les réseaux virtuels de communication et de mobilisation gagnent en importance.
Les travailleurs atypiques et les travailleurs des entreprises plateforme (y compris les indépendants) représentés par un syndicat lorsqu’ils négocient collectivement ne doivent pas être considérés comme des entreprises aux fins du droit de la concurrence. Les syndicats ne sont pas des cartels et les conventions collectives ne sont pas des accords entre entreprises aboutissant à des pratiques commerciales anticoncurrentielles. La fixation des salaires ne doit jamais être considérée comme une fixation des prix. Des conditions de salaire minimum sont également requises pour les travailleurs indépendants sans salariés. Dans ce but, il est particulièrement nécessaire d’améliorer les options légales pour les travailleurs indépendants sans salaires pour conclure des conventions collectives afin de mettre en place des salaires minimum sectoriels.
Il est bon que la Commission fasse une distinction claire entre l’initiative de politique sociale sur les travailleurs dans les entreprises de plateforme et l’initiative de politique de concurrence sur les indépendants et leur accès à la négociation collective. Mélanger ces deux initiatives impliquerait que tous les travailleurs dans les entreprises de plateforme sont des indépendants. Or, tout travailleur dans une entreprise de plateforme qui peut être qualifié de salarié ou de faux indépendant a déjà le droit de négocier, et n’est donc pas confronté à des tensions entre concurrence et négociation collective.
IV. 6 Promouvoir l’équité transfrontalière dans le travail de plateforme.
La coopération transfrontalière entre les inspections du travail sera de la plus haute importance. Le document de consultation des partenaires sociaux de la première phase de la Commission européenne, intitulé « Relever les défis liés aux conditions de travail sur les plateformes » (24 février 2021), soulève un certain nombre d’aspects transfrontaliers, notamment des questions telles que la juridiction, la loi applicable, la fiscalité et la sécurité sociale.
Vous trouverez ci-dessous quelques observations et réflexions concernant les relations de travail et la coordination de la sécurité sociale dans des situations transnationales. Toutefois, ces points n’abordent pas la question de la fiscalité. (Alors que l’imposition des revenus des travailleurs dans les entreprises de plateforme est susceptible d’être régie par les lois locales applicables ou par des accords fiscaux bilatéraux entre les États membres dans les situations transfrontalières, l’imposition des plateformes numériques est une question très différente.)
Afin de clarifier la manière dont le mécanisme de renversement de la charge de la preuve peut fonctionner dans une situation transfrontalière, nous demandons à la Commission de préciser que la possibilité de renverser la présomption de salariat doit être faite dans le pays où le travailleur opère, sur la base de la législation de ce pays. Ceci afin d’éviter que la présomption soit renversée et qu’un travailleur soit considéré comme un indépendant sur la base des critères du statut d’emploi dans un pays A alors que ce travailleur opère dans un pays B où les critères du statut d’emploi sont différents (et où la présomption ne pourrait pas être renversée sur la base des critères de ce pays). Une autre raison est que la présomption sera réfutée sur la base des conditions de travail réelles, et celles-ci ne peuvent être examinées et déclarées que dans le pays où le travail a lieu.
IV. 7 Donner aux personnes travaillant sur les plateformes les outils pour orienter leur carrière et avoir accès au développement professionnel
Les travailleurs des entreprises de plateforme devraient avoir accès aux mêmes droits à la formation des salariés et/ou à l’apprentissage tout au long de la vie, ainsi qu’aux services publics de l’emploi (SPE), auxquels leur statut leur donne accès dans les différents États membres.
Nous sommes d’accord avec le document de consultation selon lequel, quel que soit leur statut d’emploi, les travailleurs des entreprises de plateforme devraient bénéficier d’un soutien à la formation et à l’amélioration des compétences. La Commission devrait également répondre sur la manière de garantir le droit à la formation des travailleurs dans le cadre de la mise en œuvre et du contrôle effectifs du premier principe du socle européen des droits sociaux. L’accès aux formations proposées par les services publics de l’emploi pourrait être assuré par la mise en œuvre de l’initiative « Parcours de renforcement des compétences ». Afin d’améliorer l’accès aux formations, les travailleurs pourraient être soutenus par le SPE et d’autres agences de validation pour valider leurs aptitudes et leurs compétences.
Comme le mentionne le document de consultation, plus de 80 % des programmes de formation liés à l’emploi dans les États membres de l’UE sont parrainés par les employeurs, qui prennent leur juste part pour soutenir l’amélioration et le renouvellement des compétences des travailleurs. Cette situation a été favorisée par la mise en œuvre de l’accord des partenaires sociaux européens sur la numérisation, qui stipule que les formations liées aux compétences professionnelles doivent être payées par les employeurs.[11] Par ailleurs, les employeurs de travailleurs sur les plateformes peuvent adhérer au Pacte pour les compétences afin de s’engager à améliorer les compétences de leurs travailleurs.
Toutefois, il serait nécessaire de les classer par ordre de priorité afin que les actions les plus importantes viennent en premier et que les moins importantes puissent suivre ultérieurement.
IV. 8 Plusieurs options pourraient être envisagées pour le champ d’application personnel de l’initiative européenne
La CES serait favorable à l’application de l’action européenne à tous les travailleurs atypiques et aux travailleurs des entreprises de plateforme (y compris les indépendants).
La CES serait favorable à une action européenne incluant toutes les plateformes.
IV. 9 Plusieurs instruments de l’UE pourraient être envisagés dans la préparation d’une telle initiative de l’UE
La CES est convaincue que l’échange de bonnes pratiques (apprentissage mutuel), la fourniture de conseils ou le suivi du développement des plateformes ne sont plus des options viables. Seul un cadre législatif peut permettre d’atteindre les objectifs décrits dans le document de la Commission.
V. Pourriez-vous envisager d’engager un dialogue au titre de l’article 155 du TFUE sur l’un ou l’autre des problèmes évoqués dans le cadre de la présente consultation ?
Étant donné que la plupart des objectifs définis dans le document de la Commission ne peuvent être atteints que par le biais de la législation et que BusinessEurope refuse depuis plus d’une décennie d’entamer des discussions sur les cadres juridiques, la CES est très réticente à l’idée d’entamer des procédures de dialogue social qui pourraient aboutir, après de nombreux retards, à un accord volontaire, incapable de répondre aux attentes des travailleurs de plateforme. Un autre argument est que la plupart des entreprises de plateformes nient être des employeurs et ne sont pas membres d’une association d’employeurs ; un accord volontaire avec une association d’employeurs traditionnelle ne couvrirait pas de nombreuses entreprises de plateformes et sa mise en œuvre échouerait donc. En outre, la plupart des affaires judiciaires récentes reconnaissent l’existence d’une relation de travail.
Enfin, lors du dialogue social sur la numérisation, il a été impossible de soulever la question des travailleurs des entreprises de plateforme en raison de l’opposition de BusinessEurope. Dans ces conditions très spécifiques, il serait préférable que le législateur européen prenne l’initiative d’éviter de longues discussions vides, qui ne feront que retarder la législation et nuire aux travailleurs des entreprises de plateforme au lieu de leur apporter le soutien nécessaire.
Si les entreprises de plateforme assumaient leurs responsabilités en tant qu’employeurs et étaient affiliées à l’organisation patronale européenne reconnue, la CES serait disposée à envisager une consultation fructueuse des partenaires sociaux en vertu du traité fondamental de l’Union européenne.
ANNEXE
Instruments existants pour la détermination de la loi applicable dans les situations transfrontalières Ce tableau présente quelques arguments autour du champ d’application, pour les entreprises plateformes, de la législation européenne transfrontalière, en mettant l’accent sur le droit applicable aux contrats de travail, l’accès à la justice et la coordination de la sécurité sociale. En règle générale, l’objectif de cette initiative ne devrait pas être de créer de nouveaux droits ou de nouvelles catégories (« troisième catégorie » de travailleurs), mais de donner aux travailleurs dans les entreprises de plateforme les moyens de faire valoir leurs droits légitimes et de demander des comptes à leurs employeurs de facto (les entreprises de plateforme). Dans ce contexte, la suggestion, dans le document de consultation, d’élaborer une interprétation et des orientations relatives à la législation européenne existante concernant les implications du travail transfrontalier sur les plateformes, semble raisonnable. Les règles existantes devraient s’appliquer de la même manière aux situations transfrontalières en ligne et hors ligne. En règle générale, toute action européenne devrait partir de la présomption de salariat entre le travailleur et la société de plateforme afin de garantir la cohérence et la sécurité juridique. a. En ce qui concerne la liberté de circulation et la législation applicable, il faut d’abord se demander qui opère de manière transfrontalière et dans quel type d’activités. En ce qui concerne la libre circulation des travailleurs, les règles applicables sont régies par l’État membre de destination ou de résidence du travailleur. b. En ce qui concerne la libre circulation des services, tout dépend si le service est fourni dans un lieu donné ou sous forme numérique. Les services numériques (services de la société de l’information) suivent traditionnellement le principe du pays d’origine, tandis que les services physiques sont régis par les règles du pays de destination.
c. Conformément à la jurisprudence de la CJUE, les plateformes numériques de travail telles qu’Uber ne fournissent pas de services de la société de l’information, mais des services physiques tels que le transport. En d’autres termes, un tel service de transport est régi par les règles nationales/régionales/locales du pays de destination. d. Par conséquent, toute tentative des plateformes de travail numérique de bénéficier d’avantages basés sur le pays d’origine (par exemple, des règles plus favorables dans le pays où la plateforme est enregistrée) devrait être rejetée. Cela devrait être vrai lorsqu’il s’agit de réglementer non seulement les services, mais aussi les relations de travail. En supposant qu’il existe une relation de travail entre la plateforme et le prestataire individuel de main-d’œuvre, cela soulève la question du droit applicable. S’agit-il de la loi de l’État membre où la plateforme est enregistrée ? Ou de l’État membre où le travailleur travaille ou vit ? e. La règle principale du Règlement Rome I lorsqu’il s’agit de lois applicables aux contrats de travail, est la loi choisie par les parties (à condition que cela n’entraîne pas d’abus). Par conséquent, dans le cas où les entreprises de plateformes sont considérées comme des employeurs, elles ne devraient pas être autorisées à appliquer au contrat de travail une juridiction quelconque, telle que celle de leur siège social, et en particulier dans le cas où l’employé n’a aucun lien avec ce pays. Toute réglementation européenne protégeant les travailleurs de l’économie de plateformes devrait être formulée de manière à ce qu’il ne soit pas possible d’y déroger par accord avec l’employeur. Article 8 — Contrats individuels de travail 1. Le contrat individuel de travail est régi par la loi choisie par les parties conformément à l’article 3. Ce choix ne peut toutefois avoir pour résultat de priver le travailleur de la protection que lui assurent les dispositions auxquelles il ne peut être dérogé par accord en vertu de la loi qui, à défaut de choix, aurait été applicable en vertu des paragraphes 2, 3 et 4 du présent article. 2. À défaut de choix exercé par les parties, le contrat individuel de travail est régi par la loi du pays dans lequel ou, à défaut, à partir duquel le travailleur, en exécution du contrat, accomplit habituellement son travail. Le pays dans lequel le travail est habituellement accompli n’est pas réputé changer lorsque le travailleur accomplit son travail de façon temporaire dans un autre pays. 3. Si la loi applicable ne peut être déterminée sur la base du paragraphe 2, le contrat est régi par la loi du pays dans lequel est situé l’établissement qui a embauché le travailleur. 4. S’il résulte de l’ensemble des circonstances que le contrat présente des liens plus étroits avec un autre pays que celui visé au paragraphe 2 ou 3, la loi de cet autre pays s’applique. f. De même, le Règlement Bruxelles I vise à garantir l’accès à la justice dans les situations transfrontalières en réglementant des questions telles que la compétence, la reconnaissance et l’exécution des jugements en matière civile et commerciale. Ces règles doivent être utilisées de manière à permettre aux travailleurs d’engager des poursuites contre leur employeur, y compris dans des situations de conflits transfrontaliers. Ils ne doivent pas être privés des droits dont disposent déjà les travailleurs hors ligne. g. Le document de consultation souligne à juste titre que le règlement Rome I (article 8) et le règlement Bruxelles I (article 23) garantissent que pour les salariés, le choix de la juridiction et/ou de la loi applicable à leur contrat de travail individuel ne peut conduire à les priver des protections dont ils bénéficieraient en l’absence d’un tel choix dans leur contrat. Pour cette raison, il est important que les futures règles européennes sur le travail sur plateforme reconnaissent clairement les travailleurs comme des employés avec tous les droits qui découlent de ce statut d’emploi. Il ne devrait pas être possible de déroger à ce statut d’emploi ou à certains droits « par le biais d’un accord » entre l’employeur et le travailleur. En ce qui concerne la coordination de la sécurité sociale dans les situations transfrontalières, le règlement 883/2004 sur la coordination des systèmes de sécurité sociale s’applique aux activités des salariés et des indépendants. h. En règle générale, selon l’article 11, paragraphe 3, point a), toute personne exerçant une activité salariée ou non salariée dans un État membre est soumise, en premier lieu, à la législation de l’État où l’activité économique est effectivement exercée. i. D’autres règles de coordination de la sécurité sociale peuvent bien sûr s’appliquer, si le travailleur lui-même se déplace au-delà de la frontière, comme dans le cas des travailleurs frontaliers, détachés, saisonniers ou pluriactifs. Le document de consultation mentionne également des défis liés à l’applicabilité du principe de non-discrimination des ressortissants européens dans des situations transfrontalières, dans le cas où il n’y a pas de travailleurs locaux avec lesquels comparer afin de déterminer ce qui devrait être considéré comme une égalité de traitement dans une situation donnée. Si une telle situation se présente, tout conflit éventuel devrait être résolu en premier lieu en utilisant les règles normales de sécurité sociale, en présumant que le travailleur d’une entreprise de plateforme est un employé. En tout état de cause, la règle de base doit toujours être qu’une personne exerçant sa liberté de mouvement (que ce soit physiquement ou numériquement) ne doit jamais être traitée moins favorablement pour cette seule raison. En ce qui concerne l’application des droits du travail et de la sécurité sociale dans les situations transfrontalières, la coopération et la coordination sont essentielles. À cet égard, l’Autorité européenne du travail est compétente au moins en ce qui concerne la coordination de la sécurité sociale, ainsi que pour la lutte contre le travail non déclaré (par exemple, la Plateforme européenne de lutte contre le travail non déclaré a récemment tenu des discussions sur le travail de plateforme du point de vue du travail non déclaré, en ce qui concerne les droits du travail, la sécurité sociale et la fiscalité). Toutefois, la mise en œuvre peut se heurter non seulement à des défis juridiques, mais aussi à des obstacles pratiques en raison des écosystèmes numériques dans lesquels les plateformes opèrent. Par exemple, l’autorité suédoise de la santé et de la sécurité au travail souhaitait inspecter les conditions de travail chez Uber et Uber Eats, dans le cadre d’une enquête visant à déterminer si Uber devait être considéré comme un employeur. Les inspecteurs se sont rendus au siège d’Uber à Stockholm pour demander plus d’informations, mais il s’est avéré qu’Uber n’avait aucune obligation légale de coopérer, car les tâches distribuées aux chauffeurs/cavaliers étaient en pratique/technologiquement distribuées par une autre société en ligne, enregistrée aux Pays-Bas. Cela démontre que la question de la juridiction peut constituer un obstacle non seulement pour les procédures judiciaires ou la protection des conditions de travail, mais aussi lorsqu’il s’agit de mener des inspections du travail. |
[1] Les formes de travail atypique peuvent, par exemple, englober le travail temporaire, le travail à temps partiel (en particulier, le travail à temps partiel involontaire), le travail à la demande, les contrats « zéro heure » ou prévoyant un horaire de travail variable, le travail occasionnel, le travail intérimaire, le travail via une plateforme numérique et le travail indépendant déguisé/dépendant.
[2] Ainsi que Shaw Carolan, ancien investisseur d’Uber, l’a écrit dans un article d’opinion, soulignant les bénéfices que les travailleurs pourraient tirer d’une extension à leur secteur de la vision du travail promue par la « proposition 22 » (référendum tenu en Californie le 3 novembre 2020, qui définit les travailleurs des entreprises de plateforme comme étant des travailleurs indépendants), qu’ils soient « agriculteurs ou soigneurs animaliers », ou encore « infirmiers, adjoints administratifs, conseillers, développeurs, restaurateurs ou concepteurs »https://www.theinformation.com/articles/what-proposition-22-now-makes-possible
[3] Communication de la Commission au Parlement européen, au Conseil, au Comité économique et social européen et au Comité des régions – « Un agenda européen pour l’économie collaborative », COM/2016/0356 final, disponible à l’adresse suivante : https://eur-lex.europa.eu/legal-content/FR/TXT/HTML/?uri=CELEX:52016DC0356&from=FR .
[4] Emploi et questions sociales dans le monde 2021 : « Le rôle des plateformes numériques dans la transformation du monde du travail ». Bureau international du travail, Genève : OIT, 2021, disponible à l’adresse suivante : https://www.ilo.org/wcmsp5/groups/public/---dgreports/---dcomm/---publ/documents/publication/wcms_771749.pdf.
[5] D’un point de vue législatif, le champ d’application personnel de la directive sur le temps de travail est vaste, comme celui de la plupart des instruments de santé et sécurité, ainsi que le montrent également les décisions rendues par la CJUE dans les affaires Union syndicale Solidaires Isère (C-428/09) ; Fenoll (C-316/13) ; et Matzak (C-518/15).
[6] Https://www.etuc.org/en/pressrelease/eu-action-needed-after-uber-deliveroo-court-defeats ; voir aussi Cour fédérale allemande, 1er décembre 2020, 9 AZR 102/20, qui qualifie un travailleur participatif de salarié (travailleur dépendant).
[7] DE CALIGNON, Guillaume (2021), « Des créations d’entreprises record grâce aux petits boulots. » Les Échos, disponible à l’adresse suivante : https://www.lesechos.fr/economie-france/conjoncture/des-creations-dentreprises-record-grace-aux-petits-boulots-1287166
[8] Urzì Brancati, C., Pesole, A., Fernández-Macías, E. (2019), « Digital Labour Platforms in Europe : Numbers, Profiles, and Employment Status of Platform Workers », EUR 29810 EN, Office des publications de l’Union européenne, Luxembourg, 2019.
[9] Kirk E., Contesting 'bogus self-employment' via legal mobilisation : the case of foster care workers. (2020) Capital and Class, 44(4), pp. 531. (doi : 10.1177/0309816820906355)
[10] Opinion on future EU OSH Enforcement Priorities contributing to a renewed EU OSH Strategy, A submission from the Senior Labour Inspectors' Committee (SLIC) ; EU OSHA (2018) Foresight on new and emerging occupational safety and health risks associated with digitalisation 2025 (p.14).
[11] https://www.etuc.org/en/document/eu-social-partners-agreement-digitalisation